L'argument de (par) la conséquence (argumentum ad consequentiam) est un
raisonnement fallacieux consistant à déduire une conséquence souhaitable d’une
croyance que l’on cherche à prouver[1].
En voici l'un des plus beaux, très habituel concernant le sujet du Libre Arbitre, de la part de ses partisans qu'ils soient religieux - souvent - mais aussi parfois athées :
« si nous
devons être tenus responsables (en fait coupables) de nos actes, il apparaît évident que nous
devons pouvoir choisir entre différentes actions, que nous devons avoir un
libre arbitre »[2]
Cet argument peut-il constituer une preuve concernant l'existence d'une liberté de la volonté, c'est-à-dire du libre arbitre ? Assurément pas.
Pourtant, nombre de philosophes / théologiens qui connaissent parfaitement cette erreur logique nous la servent encore dans leurs professions de foi. Il est vrai qu'il faut à tout prix sauver le "soldat libre arbitre" si l'on ne veut pas mêler Dieu à toutes les saloperies terrestres. Seul l'Humain est coupable, aurait pu et dû faire autrement que de tuer son voisin, sa femme, abuser des enfants vulnérables, des pas-tout-blancs etc.
Mais alors se pose un problème concernant ce fameux libre arbitre qui serait déficient chez certains : comment se fait-il (schéma ci-dessous) que nos prisons regorgent de mâles (95 % des incarcérations), âgés de 18 à 45 ans (pic autour de 30 ans), plutôt issus de milieux modestes ou défavorisés, voire issus de l'immigration avec cumul de tous les handicaps ? Soit de forts déterminants mettant à mal un "libre" arbitre qui serait théoriquement distribué équitablement chez l'humain. Un "mauvais libre arbitre" soumis à de "mauvais déterminants" ? Un libre arbitre déterminé donc. Donc pas de libre arbitre.
Finalement, ces histogrammes ressemblent
furieusement à une courbe de GAUSS, c’est-à-dire une courbe « normale »
de distribution de caractéristiques déterminées
dans une population, quel que soit le déterminant biologique étudié (taille /
poids / pointure etc.) N.B : la tranche 18-19 ans n'est pas équivalente aux autres tranches portant sur 4 ans, ce qui explique la déformation de la courbe de Gauss.
Est-ce que cela émeut quelqu'un que le fait d'aller en prison pour être puni soit déterminé par le sexe, l'âge, les hormones, le milieu social... soit autant de conditions non choisies "librement", excluant de fait toute culpabilité (sans absoudre toute responsabilité) ?
Reprenons l'argument de la conséquence qui dit que X (culpabilité) entraîne Y (punition), et que pour pouvoir punir il faut bien qu'il y ait culpabilité, sans quoi ce serait de la barbarie pure et simple. Ce qui me fait penser au cas des femmes décrétées sorcières car "possédées" par des hallucinations (Y) du fait du diable (X), et qu'il fallait donc brûler... Jusqu'à ce que l'on s'aperçoive qu'elles souffraient d'ergotisme (maladie du pain infesté par un champignon parasite). Le lien médiéval diable-hallucination n'était pas plus assuré que le lien, toujours bien actuel celui-là et tout aussi erroné, entre libre arbitre et infraction.
Bien que fallacieux, cet argument de la conséquence est omniprésent dans les écrits de philosophes diplômés comme par exemple Alfred R. Mele qui, début 2010, a lancé le projet « Les
grandes questions du libre arbitre » qui aboutira finalement après quatre ans. Mele croit au libre arbitre et nous confie avoir reçu de nombreux mails de ce type :
"Cher Dr Mele. J'ai récemment acheté un DVD du Dr
Stephen Wolinsky... Il explique, du point de vue des neurosciences, qu'il
n'existe pas de libre arbitre, car nous ne pouvons percevoir une action
qu'après qu'elle a déjà eu lieu. Pouvez-vous m'aider à ce sujet ? Je peux
comprendre que je ne sache pas quelle pensée surviendra ensuite. Mais que cela
se soit déjà produit dépasse l'entendement. Merci, car je suis très
désespéré."
L'objectif
principal de Mele était de réunir des scientifiques et des philosophes pour explorer
les grandes questions du libre arbitre. Le projet comportait également un volet
théologique (?) qui traitait des questions relatives à la liberté divine et à
l’influence possible d’un être suprême sur la liberté humaine. Ce projet a été
financé par une subvention de 4,4 millions de dollars de la Fondation chrétienne John
Templeton, ce qui permet de mieux comprendre le volet théologique...
Au total, une cinquantaine de scientifiques, philosophes et
théologiens y ont participé.
Résultat ? RIEN.
Et pour cause. On ne peut pas prouver l'existence ou l'inexistence de Dieu... Idem pour le libre arbitre.
Après avoir échoué à démontrer l'existence d'un libre arbitre quelconque, les auteurs concluent en toute simplicité :
"Afin de permettre la conscience et le libre arbitre, la
science doit probablement s’étendre au-delà du hasard et de la nécessité, qui
sont actuellement ses seuls modèles d’explication."
Bon courage !
Il serait temps que les neurosciences fassent connaître urbi et orbi qu'il n'y a pas de libre arbitre retrouvé dans le cerveau humain mais juste la sensation de liberté du fait d'un connectome réunissant la volonté (cortex cingulaire antérieur) et l'agentivité (précunéus)* dans cet organe merveilleux comportant neurones et synapses en interaction permanente avec le reste de l'organisme et l'environnement ; le tout soumis aux lois naturelles. Cette sensation de liberté est naturelle et plutôt positive au quotidien. Mais il n'est pas question d'ériger cette sensation en une réalité "ontologique" impossible à concilier avec les lois naturelles déterministes et indéterministes.
[1] Autres exemples : « Dieu doit exister : s'il n'existe pas, alors de très nombreuses personnes prient pour rien ! Ce qui serait complètement idiot. Donc Dieu doit exister » ou bien "Dieu existe car sinon, tout est permis" ou encore « Copernic a tort, car à le suivre,nous ne serions pas le centre de l’univers, ce qui est impossible selon les textes sacrés »ou encore "Les vaccinations sont inefficaces, car depuis qu'elles ont été introduites, certaines maladies infantiles persistent toujours" etc.
[2] « Consciousness,
decision making, and volition: freedom beyond chance and necessity » -
2021 - https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC9184456/
N.B : « Cette publication a été
rendue possible grâce au soutien d'une subvention conjointe de la Fondation
John Templeton et du Fetzer Institute » (deux structures religieuses)
Le champ sociologique n’est pas vierge de conceptions
philosophiques et idéologiques, ne serait-ce que parce que la sociologie
prétend adopter une démarche scientifique et non une simple "description
littéraire" de la société.
Deux conceptions - toujours bien actuelles -
s’affrontent depuis les pères fondateurs de la discipline : Max Weber versus Emile Durkheim. Ces deux figures emblématiques de la sociologie proposent des approches
différentes de la structure sociale et du libre arbitre des individus, car on ne
peut pas faire l’impasse sur les déterminants au sens large en relation avec un
Libre Arbitre (LA)... éventuel. Si l’on croit en un LA "réel" (liberté de la volonté), quelle serait la répartition entre des déterminants purs et durs (génétiques / environnementaux au sens large) et une "liberté de pensée" (LA) supposée des
acteurs, dans les sciences humaines en général, en sociologie plus particulièrement ?
D'un côté, Max Weber met l'accent sur l'action sociale et la
compréhension subjective (Verstehen) des comportements humains. Selon lui, les
individus agissent en fonction de leurs croyances et de leurs valeurs, ce qui impliquerait une certaine forme de libre
arbitre.
Durkheim, en revanche, insiste sur le rôle des faits sociaux
qui s'imposent aux individus de manière contraignante. Pour lui, la société
exerce une influence déterminante sur les comportements individuels, limitant
drastiquement les effets d’un libre arbitre... s’il existait.
De nos jours, le sociologue Gérald Bronner (tendance Weber)laisse une bonne place au LA dans sa conception de la sociologie :
« Les modèles
déterministes ne peuvent pas rendre compte de la complexité du social parce
qu'ils ignorent le libre arbitre des individus - même si ce dernier reste contraint
par les structures sociales et l'avancée des neurosciences ».
Soit un LA en partie contraint mais existant, une position philosophique dite "compatibiliste", une singulière « liberté » de la volonté des individus, contrainte par les déterminants sociaux et biologiques, « mais pas que » ! Du coup, quelle serait cette part
de liberté contrainte ? On ne saura pas. On peut se demander par ailleurs
comment un « travail de
reconstitution de l'imaginaire mental des individus » (Bronner) se
passerait de déterminants. Causa sui (cause de soi-même) ?
A l'inverse, le sociologue Bernard Lahire semble considérer que déterminismes et Libre Arbitre sont incompatibles : il faut donc éliminer cette hypothèse de LA dans le travail sociologique. Les neurosciences retrouvent bien une "sensation" de volonté libre mais aucunement un LA "réel", ontologique, et pour cause... (voir Searle et libre arbitre).
Ainsi, dans son manuel de résistance « Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue culture
de l’excuse »[1], Bernard Lahire analyse parfaitement cette ineptie d’une
soi-disant « culture de
l’excuse » qui a envahi le cerveau de Philippe Val, ancien directeur
de Charlie Hebdo avec son « Malaise
dans l’inculture », ainsi que celui du Premier ministre de l’époque,
Manuel Valls et son rejet des « excuses
sociologiques » nous infligeant ces propos :
« J’en ai assez
de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications
culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé [i.e. les attentats du 13 novembre 2015]. »
« La culture de
l’excuse c’est fini » nous assène 9
années plus tard un autre premier ministre - Gabriel Attal - dans un contexte
de violences juvéniles graves(avril 2024). On dira qu’il a l’excuse de la jeunesse et
de l’ignorance. L’idée lumineuse de punir les parents défaillants tente de
masquer les conditions à l’origine de ces défaillances. On se demande
d’ailleurs bien pourquoi les grands-parents seraient innocents, et de fil en
aiguille, remonter jusqu’à l’australopithèque qui ne devait pas être au fait des
conseils de Françoise Dolto.
Une certaine sociologie (Durkheim, Bourdieu, Lahire...) analyse et dénonce des conditions sociales déterminantes et délétères, ce qui ne plaît pas aux politiques en responsabilité. Quitte à punir, ne serait-ce pas plutôt les
gouvernants qu’il faudrait sanctionner pour leur incurie chronique sur ces
sujets ? C’est l’éducation des premiers ministres qu’il faut revoir en
priorité.
Comme le note Frédéric Lebaron président de l’Association française
de sociologie, qu’aurait-on pensé si Manuel Valls et Gabriel Attal avaient
déclaré, suite à un séisme meurtrier :
«
J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des explications géologiques
aux tremblements de terre. »[2]
Sur un sujet différent bien que connexe, le rapport sur les
radicalisations demandé à l’époque par l’Etat Français était pourtant des plus limpides :
« Les
enseignements des sciences sociales sont la meilleure façon de lutter
efficacement contre toutes les formes de terrorisme. Leurs analyses et
explications proposées par les chercheurs qui se consacrent à ce domaine sont
essentielles à cet égard. Connaître les causes d’une menace est la première
condition pour s’en protéger. »[3]
Point de volonté libre (libre arbitre) dans tout ceci. Bernard Lahire rappelle fort justement que chaque individu est
trop multisocialisé et trop multisurdéterminé pour qu’il puisse être conscient
de l’ensemble de ses propres déterminismes qui interagissent de façon chaotique et imprévisible pour l'individu lui-même.
Ce que ne veulent pas (sa)voir, par
ethnocentrisme de classe quand tout va bien pour eux, ceux qui se contemplent
le nombril qu’ils se sont « choisi en toute liberté », et du coup, se
privent d’un certain horizon. Il ne s’agit évidemment pas
« d’excuser » la barbarie des frères Kouachi lors des assassinats de
Charlie Hebdo, pas plus que les crimes perpétrés par Poutine et ses
soldats, le Hamas ou Israël (etc. la liste est longue), mais de comprendre d’abord comment on peut en arriver là[4].
Sans ce travail de fond, il n'y aura jamais un quelconque espoir de contenir le risque de nouvelles saloperies de
ce genre. Que la prévention soit difficile, c’est évident. Qu’elle nécessite
d’importants moyens, sûrement...
Sociologie, psychologie et psychiatrie réunies pourraient - peut-être - expliquer pourquoi Philippe Val, Manuel Valls, Gabriel Attal et tant d'autres tiennent de tels propos ; et ce ne serait pas une « excuse » pour autant.
Enfin, l'ouvrage de B. Lahire "Les structures fondamentales des
sociétés humaines" (La Découverte - 2023
- 972 p) offre une synthèse aussi ambitieuse que réussie d'une théorie globale
de la société. Une boussole essentielle : "les structures des sociétés
humaines n’apparaissent que lorsqu’on les compare aux sociétés animales".
A lire absolument.
Et si vous avez 1 h - non pas à perdre - mais à gagner :
Le libertarien considère que seule la liberté de la volonté (ou libre arbitre) est aux commandes dans les comportements humains. Les déterminants biologiques et environnementaux ne font pas le poids face à cette liberté triomphante...
Peu connue en Europe, Ayn Rand, la romancière préférée des
libertariens, est l'égérie incontestée de cette frange importante de la population
américaine, mais pas seulement. Cette immigrée traumatisée par le bolchévisme
et fascinée par le capitalisme global écrit :
« La
malchance ne donne pas un droit à bénéficier du travail forcé d’autrui
(...) L'altruisme déclare que toute action entreprise pour le bénéfice d'autrui
est bonne et que toute action entreprise pour son propre bénéfice est
mauvaise.»
Adepte d’un « égoïsme
rationnel »[1],
cette charmante dame dénonce les institutions altruistes et compte sur la charité
privée pour aider ceux - chômeurs, malades, handicapés etc. - qui ne
peuvent subvenir à leurs besoins vitaux. Elle préconise la gestion des besoins
des « malchanceux » par la bonne volonté des
« chanceux »... qui considèrent pourtant généralement que les
« malchanceux » sont coupables de leur sort. De là à avoir le
poignet qui bloque quand il s’agirait de mettre la main au portefeuille.
Exit
la solidarité sur fonds publics, sécurité sociale étatique, lois antitrust etc.
Bienvenue à la discrimination dans les restaurants pour, selon le cas, les
bronzés, les femmes, les homosexuels, les motards, les divorcés ou toute autre
partie de la société qui ne vous agrée pas. Ronald Reagan - et plus récemment
Trump - était fan de cette philosophie libertarienne de « droite »[2]
défendant « l'égoïsme rationnel » et l’abandon de l'altruisme[3]
qui est un piège, et même un vice comme chacun sait.
Il ne faudrait garder de l'Etat que ce qui ne dérange pas les affaires, mais l'on espère bien que lui, lui, lui ne sera pas élu le 5 novembre 2024... Raté. Moi, moi, moi fait bon ménage avec le nationalisme qui amène aux guerres de toutes sortes (voir Nationalisme versus mondialisme).
Et quand on pense que tout ceci pourrait être "programmé" à l'insu de son plein gré... si l'on en croit une étude* révélant que le QI et les marqueurs génétiques de
l’intelligence (scores polygéniques) peuvent aider à prédire lequel de deux
frères et sœurs, élevés sous le même toit, a tendance à avoir des croyances
plus "de gauche".
Cela suggère que l’intelligence est associée aux croyances
politiques, non seulement à cause de l’environnement ou de l’éducation, mais
aussi parce que la variation génétique
de l’intelligence peut jouer un rôle dans l’influence de nos différences
politiques. Au sein des familles, un
frère ou une sœur avec un QI plus élevé ou des scores polygéniques plus
favorables en matière d'intelligence étaient plus susceptibles de pencher vers
des convictions politiques de gauche par rapport à leur frère ou
sœur. Je sens bien que ce résultat ne va pas plaire à tout le monde. Encore des chercheurs gauchistes-wokistes probablement... Ce résultat cohérent dans les familles biologiques comme adoptives, suggère que la variation des facteurs génétiques liés à
l’intelligence pourrait expliquer en partie pourquoi des frères et sœurs élevés
dans le même environnement pourraient développer des opinions politiques
divergentes.
Même si cela était confirmé, ce qui n'est pas impossible, le score de QI n'est pas un choix libre et il n'est pas légitime d'en tirer une quelconque fierté quand on est "de gauche" ; et Raymond Aron n'était pas idiot. Ce qui remet le sujet des convictions politiques au niveau correct : celui des arguments en faveur d'une "vie bonne" pour l'humanité.
Mais je crains bien que cette idée soit plutôt... de gauche.
Cliquer sur le carré en bas à droite de l'écran vidéo pour la voir en plein écran.
La Cour Suprême des États-Unis a
déclaré que le libre-arbitre est une « fondation universelle et persistante de
notre système de justice, différente d’une vision déterministe du comportement
humain qui est incohérente relativement aux préceptes de notre système de
justice criminelle. »
C'est clair : il nous faut absolument
le libre arbitre, non parce qu'il existe, mais parce que l'on en a besoin pour
punir sans être taxé de sadique (argument de la conséquence). On constate donc
que dans la plupart des pays, l’organisation judiciaire est à contre-sens de ce
que dit la science. Ceci ne gêne personne et les scientifiques -
neuroscientifiques et psychiatres en tête - qui devraient monter au front de la
justice humaine restent bien prudemment derrière le paravent des idées reçues.
Globalement, ce sont les experts
psychiatriques qui vont indirectement, peu ou prou, prononcer la peine :
l’expert émet un jugement déguisé en diagnostic (fou/un peu fou/pas fou) et joue de fait
un rôle de régulateur entre la prison et l’hôpital.
Dans nombre d’affaires, les juges sont complètement perdus au milieu des avis
divergents des experts. Plus l’affaire est d’importance, plus il y a d’experts
défilant à la barre, et plus le chaos judiciaire explose au grand jour. Il
existe actuellement un grand désarroi ressenti par l’ensemble des acteurs de
l’institution judiciaire, l’un des principaux piliers de notre société.
A l’intérieur même de la psychiatrie, les critiques sont des plus
sévères. A propos du cas Moitoiret - un malade mental condamné à la réclusion
criminelle par deux cours d’assises, - un grand nom de la psychiatrie
française, le Pr Jean-Pierre Olié[1]
s’indigne, fulmine, s’étrangle... A raison :
« Comment
des experts psychiatriques sensés connaître les symptômes d'une maladie mentale
peuvent-ils ne pas être capables de s'entendre sur cette question fondamentale ?
Comment accorder crédit à une expertise concluant à la responsabilité́, en
omettant que l’accusé avait fait un séjour en milieu psychiatrique plusieurs
années avant l'acte horrible à l'origine de sa comparution devant une cour
d’assises ? Comment neuf experts ont-ils pu s'entendre unanimement sur
le diagnostic de trouble psychotique et en conclure, les uns qu'il y avait
abolition du discernement et les autres une simple altération et donc une
responsabilité (culpabilité) partielle ? ».
Le Pr Olié les « accuse » aussi d’avoir pu affirmer
qu’en dépit de sa maladie, l’accusé gardait une part de libre arbitre et donc
de responsabilité (en fait culpabilité), et qu'il était justifié de punir ce
patient. Il ajoute que désormais, Stéphane Moitoiret aura d'autant plus de
difficulté́ à se soumettre à des soins que la justice, donc la société́, « n'aura pas pleinement reconnu sa folie ». Pour
le Pr Olié, le cas Moitoiret « signe
la faillite de l'expertise psychiatrique » qui est « incapable d'expliquer simplement à un jury d'assises que, même
criminel, un malade mental grave doit être soigné ». En mettant
Moitoiret en prison, la société conjure sa peur en rajoutant du malheur au
malheur. Et le Pr Olié de conclure :
« On ne peut
pas accepter que des experts qui ne savent plus ce que veut dire formation
continue portent des diagnostics dont eux seuls connaissent la
signification. Il faut reformuler la liste des questions qui sont posées
par les juges aux experts. Il faut impérativement que nous puissions nous prononcer
sur les traitements que l’état de santé des personnes accusées réclame et
réclamera. »
Et l’enjeu est de taille comme l’indique la conclusion du
rapport sur l’évaluation de la dangerosité psychiatrique et
criminologique :
« L’évaluation
de la dangerosité psychiatrique et criminologique a de lourdes conséquences
humaines, médicales, sociales et judiciaires. C’est l’une des missions les plus
difficiles qui puisse être confiée à un psychiatre. Elle nécessite de sa
part une grande compétence c'est-à-dire, au-delà d’une formation théorique en
sciences criminelles, en psychiatrie légale ou criminelle, en psychologie
légale ou criminelle, relative à l’expertise judiciaire ou à la prévention de
la récidive, une expérience et une pratique suffisantes de telles missions. Une
nouvelle forme de dangerosité serait l’expert sans expérience. »[2]
Voir ce reportage : Le meurtre de Nicky
Pitoyable. Le constat semble clair : il y a quelque chose de pourri
dans le monde de l’expertise psychiatrique judiciaire. Concernant ces procès de
malades mentaux, le chroniqueur judiciaire Maurice Peyrot brossait en 2001 un
paysage judiciaire effroyable, consternant[3].
Rien n’a vraiment changé depuis cette époque.
La dangerosité des délinquants et criminels, le risque de
récidive sont des préoccupations légitimes de la société et des instances
judiciaires. Encore faut-il se donner les moyens de prévenir et de traiter chaquefois que
possible ces déviances plus ou moins graves. Mais demander à des psychiatres
d’évaluer l’éventualité d’une récidive, donc la dangerosité d’un criminel,
c’est demander à un météorologue quel temps il fera au cours des trente
prochaines années dans le jardin du 13 rue des Abbesses à Viry-Châtillon.
Il ne peut que répondre qu’il faudra voir ça au fur et à mesure, d’une semaine
sur l’autre, sur place, durant les trente ans en question...
La prévision
météorologique est assez proche de la prévision de la récidive : un
chaos déterministe.
Et puis il y a ceux, dans le domaine judiciaire, qui ont compris qu'il ne s'agit pas d'excuser mais de comprendre ce qui peut amener un individu à commettre l'irréparable, comme Maître Emmanuelle Franck, avocate pénaliste qui publie
"Comment pouvez-vous les défendre ?" aux éditions de l'Observatoire.
On peut certes discuter sur le concept de
"crime" qui serait propre à l'humain : un lion peut tout à fait tuer
une portée de lionceaux dans le but de déclencher les chaleurs chez la femelle
et ainsi pouvoir la féconder. Quoiqu'il en soit, le concept de "crime
gratuit" est parfaitement inepte même s'il n'est pas toujours possible
d'en comprendre les motivations aberrantes pour une cerveau humain dit "normal".
Les déterminants sont à l'oeuvre, chez le lion comme chez l'humain, ici comme partout et
toujours.
Il n’est pas possible de trancher le débat sur le Libre
Arbitre en invoquant les « grands esprits », tant ceux-ci sont
partagés sur la question. Ici comme souvent, les arguments d’autorité peinent à
convaincre.
Cependant, la glorification permanente de la « liberté » au
sens Libre Arbitre est telle dans nos sociétés qu’il n’est pas inutile de
rappeler quelques propos dissonants de quelques-uns de ces « grands esprits », philosophes et/ou scientifiques... qui ont manifestement fait un choix entre les deux visions du Monde (voir vidéo ci-dessous)
« Croire au Libre Arbitre, c'est imaginer un décalage
entre la réalité de l'action et sa potentialité, entre ce qui est fait et ce
qui pourrait être fait : c'est croire que l'on pourrait ne pas vouloir ce
que l'on veut. Mais on ne peut ni vouloir vouloir, ni ne pas vouloir
vouloir : ce serait vouloir avant de
vouloir. »
Thomas Hobbes -
Philosophe (1588 – 1679)
« C'est ainsi qu'un petit enfant croit librement désirer
le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite.
Un homme en état d'ébriété aussi croit dire par un libre décret de l'âme ce
que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde,
l'enfant et un très grand nombre d'individus de même farine croient parler par
un libre décret de l'âme, alors cependant qu'ils ne peuvent contenir
l'impulsion qu'ils ont à parler ; l'expérience donc fait voir aussi clairement
que la raison que les hommes se croient
libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs actions et
ignorants des causes par où ils sont déterminés. »
« Telle est cette
liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela que les
hommes ont conscience de leur appétits et ignorent les causes qui les
déterminent"… la chaîne des causes est infinie et ce que je
veux résulte toujours de ce que je suis et fus.La volonté est toujours déterminée par
son histoire…Ce préjugé
étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas
aisément ».
Baruch Spinoza -
Philosophe (1632 – 1677)
« Regardez-y de
près, et vous verrez que le mot liberté
est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir d'êtres
libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à
l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. »
Denis Diderot –
Philosophe (1713 – 1784)
" L’encéphale est le lieu des motifs, par eux la
volonté s'y transforme en faculté de choisir, c'est-à-dire qu'elle est
déterminée de plus près par des motifs. Les motifs sont des représentations qui
naissent à l'occasion d'excitations externes des organes des sens, par
l'intermédiaire des fonctions encéphaliques, et qui se transforment en concepts
puis en résolutions "
" L'hypothèse du Libre Arbitre doit être absolument
écartée, [...] et toutes les actions des hommes sont soumises à la nécessité la
plus inflexible ".
Arthur Schopenhauer - Philosophe (1788 – 1860) - Essai sur le libre arbitre chap. 5
« Nous n’accusons pas la Nature
d’immoralité, quand elle nous envoie un orage et nous mouille : pourquoi
nommons-nous immoral l’homme qui nuit ? Parce que nous admettons ici une libre
volonté s’exerçant arbitrairement, là une nécessité. Mais cette distinction est une erreur. »
Friedrich Nietzsche -Philosophe (1844 – 1900) - Humain, trop humain
« Il est remarquable
que vous ayez au fond aussi peu de respect pour un fait psychique !
Imaginez-vous que quelqu’un ait entrepris l’analyse chimique d’une certaine
substance et obtenu un certain poids d’un constituant de cette substance, tel
ou tel nombre de milligrammes. De la donnée quantitative de ce poids on peut
tirer des conclusions déterminées. Croyez-vous maintenant qu’il viendrait
jamais à l’esprit d’un chimiste de critiquer ces conclusions en donnant comme
motif : la substance isolée aurait pu également avoir un poids différent ? Tout
le monde s’incline devant le fait que c’était précisément ce poids et aucun
autre, et construit sur lui en toute confiance ses conclusions ultérieures.
C'est seulement lorsqu’on a devant soi le fait psychique qu'une idée déterminée
est venue à l’esprit de la personne interrogée que vous ne considérez pas cela
comme valable et dites que quelque chose
d’autre aurait pu également lui venir à l’esprit.Vous avez précisément en vous l'illusion d’une liberté psychique et
vous ne pouvez pas y renoncer. Je suis désolé d'être sur ce point en totale
contradiction avec vous »
Sigmund Freud - Psychanalyste (1856
- 1939) - Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, p. 38
« Je ne crois pas au libre-arbitre. L'homme
peut faire ce qu'il veut, mais il ne peut pas vouloir ce qu'il veut ».
Cette idée m'a accompagné dans toutes les situations tout au long de ma vie, et
me réconcilie avec les actions des autres, même si elles sont pénibles pour
moi. Cette conscience d'absence de Libre Arbitre m'empêchera de me prendre
moi-même ainsi que mes collègues trop au sérieux, et de perdre mon sang-froid. »
Albert Einstein - Physicien (1879 – 1955) - Mon credo
« Les jeunes
qui s’adonnent à la violence le font librement, disent les théories du Libre
Arbitre et de la volonté libre. Si ces jeunes ne se sentaient pas menacés dans
leur survie et s’ils n’étaient jamais renforcés dans leurs actions violentes,
ils n’auraient pas fait ces choix. De même pour le zèle au travail ou à la
paresse, l’oisiveté et l’apathie ou l’activité de la créativité ; tout cela a été créé par un environnement
physique et social… »
Burrhus Frederic Skinner -
Psychologue père du comportementalisme (1904 – 1990)
« Peut-être la raison
pour laquelle les gens sont si effrayés devant les considérations causales
vient de leur terreur à l’idée que, les
causes des phénomènes de l’univers une fois mises au jour, le libre arbitre de
l’homme pourrait se révéler n’être qu’une illusion ».
K. Lorenz -
Biologiste et éthologue-zoologiste
« Le problème de la
liberté en soi n’a pas de sens… L’homme quotidien vit avec des buts, un souci
d’avenir ou de justification… Au vrai,
il agit comme s’il était libre, même si tous les faits se chargent de
contredire cette liberté ».
« On ne choisit pas son inclination sexuelle, même déviante. Il y a beaucoup de choses que nous ne choisissons pas. Vous n'avez pas choisi votre sexualité parmi plusieurs formules, par exemple. Un pédophile non plus. Il n'a pas décidé un beau matin, parmi toutes les orientations sexuelles possibles, d'être attiré par les enfants. »
Michel Onfray - Philosophe
« La liberté est un
concept vide qui n’a aucune prise dans la vie réelle. L’illusion d’être
libre résulte tout simplement d’une inconscience des déterminismes qui
affectent ce que nous appelons « nos choix ». Le destin de l’homme est le
résultat d’un ensemble de déterminismes qui le dépassent. Il est surtout le résultat de ses conditionnements
socioculturels et des circonstances dans lesquelles cet homme se trouve placé. »
Henri Laborit – Chirurgien, neurobiologiste et philosophe (1914 – 1995)
Et à propos de Laborit, cette vidéo lumineuse de 1976...