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Un libre arbitre... nécessaire ?

Le professeur de philosophie Saul Smilansky, qui se déclare athée laïc, est partisan d’un nouveau « dualisme fondamental » impliquant à la fois compatibilisme (lois naturelles et libre arbitre sont compatibles) et déterminisme dur (tout est déterminé par les lois naturelles), ce qui semble pour le moins contradictoire, tout en insistant sur le rôle primordial et positif de l'illusion du Libre Arbitre sans laquelle l’enfer social s’ouvrirait sous nos pieds. 

Il ose écrire :

« Nous ne pouvons pas nous permettre que les gens intériorisent la vérité sur le libre arbitre ».

Les humains sont sans doute trop débiles pour comprendre ces subtilités. Smilansky va jusqu’à prôner la duperie de soi-même en légitimant le fait de croire quelque chose parce qu'on a simplement envie d’y croire, et ce en dépit de fortes preuves contraires. 

Selon lui, la croyance en un libre arbitre doit être maintenue même si ces « croyants » ont connaissance du paradigme déterministe en science et des découvertes sur le cerveau démontrant que nos processus cognitifs sont totalement influencés par des facteurs génétiques et environnementaux en constante interaction. L’illusion du libre arbitre est ainsi considérée par Smilansky comme une instance de duperie de soi nécessaire pour sauvegarder la morale et la justice[1]. Sic. Et il donne des exemples :

« Imaginez que je me demande si je dois faire mon devoir, comme sauter en parachute en territoire ennemi, ou quelque chose de plus banal, comme risquer mon travail en signalant un acte répréhensible. Si tout le monde accepte qu'il n'y a pas de libre arbitre, alors je saurai que les gens se diront : « Quoi qu'il ait fait, il n'avait pas le choix, nous ne pouvons pas le blâmer. Je sais donc que je ne serai pas condamné pour avoir choisi l'option égoïste. » Ceci est très dangereux pour la société ; et plus les gens accepteront le paradigme déterministe, plus les choses vont empirer ».[2]

Une belle question de fond à poser aux soldats russes qui désertent pour ne pas servir de « chair à canons » avec des raisons assez bien "déterminées" mais incompréhensibles pour Smilansky (qui n'a pas fait le Vietnam). Faut-il les fusiller ceux-là, « car c’est très dangereux pour la société » russe ? Les "bons russes" montent au front Ukrainiens bourrés d’un patriotisme décérébrant et sont prêts à se faire tuer pour obéir aux « ordres » façon expérience de Milgram : c’est bien pour Smilansky ? 

Pour lui le libre arbitre est donc une illusion dont « il faudrait essayer de se libérer dans une certaine mesure » (quelle mesure ??)... mais que la société doit défendre à tout prix ! C’est tout de même assez fort de café pour un intellectuel, un philosophe, d’affirmer qu’il faut se détourner de la vérité. J’avais cru naïvement que la recherche de la vérité était la première préoccupation d’un intellectuel : on m’aurait menti ? 

Mais je crois que le plus naïf des deux est Smilansky : croire qu’on pourra éternellement berner ses semblables est un comportement aussi méprisant qu’immature. 

D’autant qu’il n’est point besoin de duperie ou de mensonge : les neurones du cortex cingulaire antérieur et du précunéus* se chargent de nous faire croire à la liberté de nos choix et nous donnent le sentiment subjectif d’en être l’agent. 

Et c’est très bien ainsi - en tout cas c’est un constat - dans le cadre de l’adaptation évolutionniste. De là à ériger ce sentiment en fausse vérité concernant un LA « réel » avec ses conséquences pour réglementer la vie humaine commune comprenant sceptiques et croyants dans le LA, il y a un grand pas que tout ce que l’on connait scientifiquement du monde (déterminisme et indéterminisme stochastique ou quantique) interdit de franchir. 

Ne pas croire dans un LA « réel » n’implique pas le reniement des règles sociales en constante évolution. En revanche, la croyance dans ce LA « réel » ontologique justifie la violence, la guerre, la vengeance et la haine toxique, comme on peut le voir tous les jours chez des individus persuadés de l’existence de cette chimère. En suivant Smilansky et sa pente obscurantiste, on pourrait également « protéger » le profane en revenant à la Terre plate, située au centre de l’univers, supprimer la théorie de l’évolution des programmes scolaires et mettre l’inconscient à l’index.

Certains juristes criminologues comme Franck Czerner reprennent à leur compte les inepties de Smilansky :

« Même si des expérimentations avaient montré le caractère déterminé des décisions humaines, elles ne devraient pas forcément opérer un changement conceptuel de paradigme du concept normatif de culpabilité, car du fait de l'auto-attribution, de l'expérience intra- et inter-subjective de la liberté de la volonté, ces éléments rendent la simple « illusion de liberté » suffisante pour attribuer à un individu le sens approprié des responsabilités, qui est également accepté par lui. »[3]

Ceci ne sera accepté qu’autant que la simple « illusion de liberté » soit elle-même acceptée. Mais suffirait-il que tout le monde soit persuadé que la terre est plate pour qu’elle soit réellement plate ? Ou bien faut-il accepter misérablement dans un "souci d'apaisement" de convenir qu'elle est ovale cette Terre ? Soit une défaite conjointe en rase campagne de la raison et de la science comme l'acceptent sans sourciller les compatibilistes assurant que déterminisme et liberté de la volonté font bon ménage ? 

Encore et toujours la confusion entre, d’une part, l'auto-attribution et l'expérience intra- et inter-subjective de la sensation de LA, et d’autre part la réalité « normative » d’un concept métaphysique de LA « réel » surplombant nos décisions. Le sentiment amoureux sélectionné par l’évolution pour permettre la reproduction[4] n’implique pas l’existence « métaphysique » d’un Cupidon « réel » avec son arc et ses flèches.

Petite traduction du texte précédent de Franck Czerner appliquée aux relations femmes / hommes :

« Même si la société considère actuellement que les hommes et les femmes sont égaux en droit, il ne faudrait pas forcément opérer un changement conceptuel de paradigme du concept normatif de la supériorité des hommes sur les femmes, car du fait de l'auto-attribution, l'expérience intra- et inter-subjective de cette différence rend la simple « illusion de supériorité » suffisante pour attribuer à un homme le sens approprié de sa supériorité, qui est également accepté par lui »

Ben voyons. Accepté par l’homme, certes ; et par les femmes ? Cela peut « marcher » jusqu’à ce que celles-ci remettent justement en cause cette illusoire « supériorité de l’homme » ! Un changement de paradigme est en cours du côté de l’égalité des sexes, comme cela se produira un jour du côté de l’illusion d’un Libre Arbitre « réel ».

Pour la psychiatre et psychanalyste Anne Loncan :

« L’illusion du libre arbitre correspond au fait que je ne peux pas haïr autrui si je ne le crois pas libre : comprendre que son comportement est déterminé par « les lois de la nature » dépassionne mon rapport à lui. Le fantasme du libre arbitre d’autrui est nécessaire pour qu’il soit objet de haine ; la haine tomberait d’un ou plusieurs crans si la liberté qu’on a supposée à son objet n’était qu’illusion. »[5]

Anne Loncan a fondamentalement raison : perdre la foi dans un pseudo Libre Arbitre « réel » pulvérise la haine sans pour autant devoir tout tolérer.

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous


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[1] « Le scepticisme à propos du libre arbitre » - Julien Ouellet - 2016 - voir surtout à partir de la page 84https://corpus.ulaval.ca/server/api/core/bitstreams/d2e05c95-a290-41b1-a362-4137eb035d30/content

[2] « There’s no such thing as free will - But we’re better off believing in it anyway » - https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2016/06/theres-no-such-thing-as-free-will/480750/

[3] « The normative concept of guilt in criminal law between freedom of will and neurobiological determinism » - https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/17217181/  

[4] Sans aucune téléologie ou « intention » de la nature

[5] « La haine - Préfigurations philosophiques de ses implications en psychanalyse familiale» - https://www.cairn.info/revue-le-divan-familial-2013-2-page-15.htm

*« Lesion network localization of free will » - 2018 - https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6196503/