« La créativité (...) et l’imagination signifient un commencement nouveau de l’activité consciente. Mais il ne faudrait pas tomber dans le travers, assez courant, de considérer ce nouveau commencement comme un départ absolu - rien ne vient de rien. L’imagination n’est pas un commencement absolu de la conscience mais sa capacité à combiner inconsciemment ou consciemment, d’une nouvelle manière, les éléments qu’elle maîtrise ou qui la conforment. »
Ce qui semble évident pour Salvador Dali :
Le développement de la technique photographique à la même époque remet en cause ce qui jusqu'alors avait été l'une des fonctions principales de l'art : la représentation la plus fidèle possible de la réalité. Ces éléments, et d’autres, ont amené les impressionnistes à explorer d’autres sujets, d’autres façons de peindre qui privilégient la vision de l'artiste, son impression face au réel, et non la simple description « photographique » du réel. Un Monet au XVème siècle est improbable, et de toute façon nullement en adéquation avec ce qui était attendu d’un peintre à cette époque. Il a peut-être ouvert la voie à l’abstraction du fait de ses problèmes de cataracte[1], un déterminant dont il se serait bien passé. Un peintre cubiste au XIIIème siècle ne serait qu’un enfant ou un fou ; pas un Picasso. Faire écouter Mozart à des peuples "premiers" n'aurait peut-être pas grande signification pour les membres de ces communautés qui n’ont pas le contexte culturel musical préalable pour apprécier ce type de musique. Il serait bien difficile d’interpréter objectivement leurs réactions et l'on ne peut affirmer qu'il existerait une transcendance esthétique musicale universelle devant laquelle on devrait se prosterner.
Je connais même un dissident qui préfère Salieri à Mozart : c'est dire !
On peut également voir l’art comme une fonction
sociale complexe comme le proposait magistralement le sociologue Pierre Bourdieu :
« La
pratique culturelle sert à différencier les classes et les fractions de classe,
à justifier la domination des unes par les autres. »[2]
Le bon goût, le mauvais goût, le dégoût du goût des autres[3]... plus généralement, la culture, comme le reste du vivant, semble obéir aux mêmes exigences de l’évolution Darwinienne[4], et individuellement, de la classe sociale.
Pour Pierre Bourdieu :
« Le privilège du sociologue, s’il y en a un, n’est pas de se tenir en survol au-dessus de ceux qu’il classe, mais de se savoir classé et de savoir à peu près où il se situe dans les classements. À ceux qui, croyant s’assurer ainsi une revanche, me demandent quels sont mes goûts en peinture ou en musique, je réponds - et ce n’est pas un jeu - : ceux qui correspondent à ma place dans le classement. »[5]
Un exemple très personnel : le tableau ci-dessous du peintre
Bruno TESSIER* est « horrible » pour une frange de la population, mais
terriblement parlant pour moi : c’est le spectateur qui "fait aussi" le
tableau.
Cet enfant doit porter, tel Atlas portant le Monde, une tête d’adulte avec ses propres souffrances et celles du Monde (maladies, guerres, massacres divers...). Le tout sur un fond cosmologique goudronneux de physique classique mâtinée de quantique, soit autant d’impossibilité de connaître et de comprendre réellement ce que nous faisons là...
Pour moi, voici l’Homme (Ecce homo).
Et le cadre doré n’est pas arbitraire : il fait référence (toujours pour moi seulement peut-être) au contraste entre les conventions d’encadrement classique mettant en valeur des scènes bibliques ou autres sujets convenus et un contenu qui renvoie intensément aux questions de la connaissance, de la métaphysique et de l’humilité qui devrait être la nôtre.
Le naturalisme scientifique ne sous-entend pas que seule la science est digne d’intérêt et que les autres activités, dont les arts, seraient inutiles ou futiles.
Esthétique ou non, tout plaisir comme celui de déguster un croissant chaud dans un bol de chocolat au lait est essentiel, évidemment. Nul besoin d’analyser les particules élémentaires du croissant à cet instant, mais elles sont bien là. Nul besoin d’analyser au microscope les pigments du tableau « Salvator Mundi » pour en apprécier la beauté mystique, à moins de vouloir vérifier qu’il est bien de Léonard, ce qui est un autre sujet, scientifique cette fois ! La beauté du monde s'impose à notre sensibilité mais elle est sérieusement mise en doute en cas de maladie, de handicap, de deuil, de catastrophe.
En tout cas, la production artistique humaine n’est pas en lien avec une transcendance quelconque, ni un argument contre le matérialisme comme certains voudraient nous le faire croire. Il suffit de voir ce que certains oiseaux sont capables de faire du point de vue fonctionnel et esthétique pour s’en convaincre...
La beauté et l’architecture du nid construit par le mâle est une indication précieuse intervenant dans le choix de la femelle en montrant la capacité du mâle à construire un abri solide, confortable et sécurisé pour la reproduction et la sauvegarde des oisillons. Un « beau » nid peut protéger les œufs et les jeunes des intempéries, des parasites et des prédateurs, attestant la santé, l’intelligence et la créativité du mâle ; soit autant de qualités recherchées par la femelle.
Mais pourquoi des objets en plastique de couleur bleu ? Peut-être parce que cette couleur est assez rare dans la nature. Ce qui est rare est cher ! Une façon de montrer ses compétences, sa capacité d'investissement, sa "distinction" comme nous dirait le sociologue Pierre Bourdieu... Ainsi, l’esthétique d’un nid peut être considérée comme un "signal honnête" de la qualité génétique du mâle, ce qui augmente ses chances d’être choisi par la femelle et de transmettre ses gènes à la génération suivante : c’est ce qu’on appelle la sélection sexuelle, un mécanisme évolutif qui favorise l’apparition et le maintien de certains traits dans le cadre de la reproduction.
On retrouve chez l’humain cette même tendance naturelle, mais à un plus haut degré de sophistication : tous les ados mâles savent bien qu’il est important de chanter en s’accompagnant à la guitare pour séduire une belle ou un beau.
L’artiste en herbe semble - peut-être à tort - beaucoup plus intéressant qu’un(e) étudiant(e) en comptabilité qui ne joue pas de la guitare.
Seul l'avenir le dira, de façon chaotique...
[1]
« La Cataracte opérée de Monet » - http://peintresetsante.blogspot.com/2012/09/la-cataracte-operee-de-monet.html
[2]
« La Distinction » - 1979
[3]
« Bacri vs Bourdieu : le (dé)
goût des autres » - VIDEO Youtube https://www.youtube.com/watch?v=bz_P7Rz7K5g
[4] On pourrait considérer que le « passage de relais » culturel d’une génération sur l’autre serait plutôt de type Lamarckien, beaucoup plus rapide que la lente évolution Darwinienne, grâce notamment aux neurones miroirs - cf. « The neurons that shaped civilization » - https://www.ted.com/talks/vilayanur_ramachandran_the_neurons_that_shaped_civilization
[5] « Questions de sociologie » - 1980 - Les Editions de Minuit -https://monoskop.org/images/4/47/Bourdieu_Pierre_Questions_de_sociologie_2002.pdf
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Pour aller plus loin : le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous