Le concept de "peuple élu" a traversé les siècles, évoluant d'une idée théologique ancrée dans les traditions religieuses anciennes à une notion parfois instrumentalisée pour justifier des projets politiques, culturels ou impérialistes. Ce terme, souvent associé aux récits bibliques et à la tradition judéo-chrétienne, a également trouvé des échos dans d'autres cultures et contextes, où des groupes se sont revendiqués comme dépositaires d'une mission divine ou d'une supériorité civilisationnelle.
Le "peuple élu" dans la tradition hébraïque
Le concept de "peuple élu" trouve ses racines dans la Bible
hébraïque, où le peuple d'Israël est décrit comme choisi par Dieu pour établir
une alliance spéciale. Dans le livre du Deutéronome (7:6), il est écrit
: « Car tu es un peuple saint pour l'Éternel, ton Dieu ; l'Éternel, ton Dieu,
t'a choisi pour que tu sois un peuple qui lui appartienne en propre, parmi tous
les peuples qui sont sur la face de la terre. » Cette élection n'implique pas
nécessairement une supériorité intrinsèque (quoique...), mais une responsabilité : respecter
les commandements divins et être un « royaume de prêtres et une nation sainte »
(Exode 19:6).
Selon les exégètes comme Jon D. Levenson (The Hebrew Bible, the Old Testament, and Historical Criticism, 1993), cette idée d'élection reflète une relation où l'obéissance à Dieu est centrale. Cependant, cette notion a souvent été interprétée comme une exclusivité, alimentant des tensions avec les peuples voisins dans l'Antiquité, comme les Cananéens ou les Philistins.
Bien que le concept soit emblématique de la tradition hébraïque, des parallèles existent dans d'autres civilisations. Les Égyptiens, par exemple, se considéraient comme les favoris des dieux, leur terre étant le centre du cosmos sous la protection d'Amon-Rê. Dans l'Empire perse achéménide, les rois se présentaient comme mandatés par Ahura Mazda pour gouverner les peuples. Ces revendications d'une mission divine servaient souvent à légitimer le pouvoir et à unifier des empires multiculturels, comme l'explique Pierre Briant dans Histoire de l'Empire perse (1996).
Avec l'émergence du christianisme, le concept de "peuple élu" s'élargit. Le Nouveau Testament, notamment dans les écrits pauliniens (Galates 3:28), redéfinit l'élection comme accessible à tous, juifs et gentils, par la foi en Jésus-Christ. Cette universalisation marque une rupture avec l'exclusivité ethnique de l'alliance mosaïque, mais elle conserve l'idée d'une communauté choisie pour une mission spirituelle.
Au Moyen Âge, l'Église catholique se présente comme le nouveau "peuple
élu", chargé de répandre la foi chrétienne. Cette vision justifie les
croisades (1095-1291), où la reconquête des lieux saints est perçue comme une
mission divine. Comme le note Jonathan Riley-Smith dans The Crusades: A
History (2005), cette idéologie a souvent servi à mobiliser les masses et à
légitimer la violence contre les "infidèles".
Dans l'Europe médiévale, des royaumes comme la France et l'Angleterre revendiquent également un statut d'élection divine. Les rois de France, par exemple, se proclament "fils aînés de l'Église" et bénéficient d'un sacre à Reims, renforçant l'idée d'une nation choisie par Dieu. Marc Bloch, dans Les Rois thaumaturges (1924), montre comment cette sacralisation du pouvoir a consolidé l'autorité monarchique.
À l'époque moderne, le concept de "peuple élu" prend une dimension séculière, notamment dans le contexte de l'expansion coloniale européenne (XVIe-XIXe siècles). Les puissances européennes, comme l'Espagne, le Portugal, la France et la Grande-Bretagne, justifient leurs conquêtes par une "mission civilisatrice", un écho laïcisé de l'idée d'élection divine. Les colonisateurs se présentent comme porteurs d'une culture et d'une religion supérieures, destinées à "élever" les peuples colonisés.
Edward Said, dans L'Orientalisme (1978), analyse comment cette vision ethnocentrique a construit un imaginaire de supériorité occidentale, où les colonisés sont dépeints comme inférieurs et nécessitant une tutelle. Par exemple, la doctrine du White Man's Burden (fardeau de l'homme blanc) de Rudyard Kipling reflète cette idée d'une responsabilité autoproclamée des Européens à "civiliser" le monde.
Aux États-Unis, le concept de "peuple élu" prend une forme
particulière avec les colons puritains du XVIIe siècle. John Winthrop, dans son
sermon A Model of Christian Charity (1630), décrit la colonie de la baie
du Massachusetts comme une « ville sur la colline », un exemple moral pour le
monde. Cette vision évolue au XIXe siècle avec la doctrine du Manifest
Destiny, qui justifie l'expansion territoriale américaine comme une mission
divine.
Comme l'explique Anders Stephanson dans Manifest Destiny: American Expansion and the Empire of Right (1995), cette idéologie a légitimé la conquête des terres autochtones et la guerre contre le Mexique (1846-1848). L'idée d'une nation élue a ainsi servi de fondement à l'impérialisme américain, notamment lors des interventions en Amérique latine et aux Philippines à la fin du XIXe siècle.
Au XXe siècle, le concept de "peuple élu" se retrouve dans les discours nationalistes. En Allemagne nazie, l'idéologie aryenne exalte le peuple allemand comme une race supérieure, choisie pour dominer le monde. Cette perversion du concept, analysée par Saul Friedländer dans L'Allemagne nazie et les Juifs (1997), montre comment une rhétorique d'élection peut justifier des atrocités.
Dans le contexte juif, le concept de "peuple élu" prend une
nouvelle dimension avec le sionisme. Theodor Herzl, dans L'État des Juifs
(1896), propose la création d'un État juif en réponse aux persécutions
antisémites. Pour de nombreux sionistes religieux, le retour à la terre
d'Israël est l'accomplissement d'une promesse divine. Cependant, comme le
souligne Benny Morris dans Righteous Victims (1999), cette revendication
a engendré des conflits avec les populations palestiniennes, illustrant les
tensions inhérentes à l'idée d'une terre "promise" à un peuple
spécifique.
Aujourd'hui, le concept de "peuple élu" continue d'être invoqué, souvent à des fins politiques. Aux États-Unis, l'évangélisme chrétien soutient parfois l'idée d'une nation élue, influençant la politique étrangère, notamment envers Israël. Dans d'autres contextes, des régimes autoritaires utilisent des rhétoriques similaires pour galvaniser leurs populations, comme en Russie, où l'Église orthodoxe présente le pays comme un rempart spirituel contre l'Occident.
Les chercheurs contemporains, comme Anthony D. Smith dans Chosen Peoples (2003), soulignent que l'idée de "peuple élu" est une construction culturelle, souvent utilisée pour renforcer l'identité collective face à l'adversité. Cependant, elle peut aussi alimenter l'exclusion, le chauvinisme et les conflits. La déconstruction de ce concept invite à réfléchir sur les dangers de l'essentialisme et sur la nécessité de promouvoir des identités inclusives.
Finalement, le concept de "peuple élu" - revendiqué par bien des peuples - a évolué d'une idée théologique à un outil de légitimation politique et impérialiste. De l'Antiquité à nos jours, il a servi à consolider des identités collectives, mais aussi à justifier des entreprises de domination, de l'expansion territoriale aux génocides. En examinant son histoire, nous comprenons mieux comment les récits d’une pseudo "élection", qu’ils soient religieux ou séculiers, façonnent les dynamiques de pouvoir et les relations intergroupes.
Une approche critique de ce concept reste cruciale pour en comprendre les implications dans un monde globalisé.
N'en déplaise à certains : dans un monde matérialiste, il n'y a pas de peuple élu.
Et ce n'est pas ce charabia spiritualiste - même de la part d'un Docteur en physique - qui peut convaincre du contraire :
Références
- Bloch, M.
(1924). Les Rois thaumaturges. Strasbourg : Librairie Istra.
- Briant, P.
(1996). Histoire de l'Empire perse. Paris : Fayard.
- Friedländer, S.
(1997). L'Allemagne nazie et les Juifs. Paris : Seuil.
- Herzl, T.
(1896). L'État des Juifs. Paris : La Découverte.
- Levenson, J. D.
(1993). The Hebrew Bible, the Old Testament, and Historical Criticism.
Louisville : Westminster John Knox Press.
- Morris, B.
(1999). Righteous Victims: A History of the Zionist-Arab, 1881-1999.
New York : Knopf.
- Riley-Smith, J.
(2005). The Crusades: A History. New Haven : Yale University Press.
- Said, E.
(1978). L'Orientalisme. Paris : Seuil.
- Smith, A. D. (2003). Chosen
Peoples : Sacred Sources of National Identity. Oxford : Oxford
University Press.
- Stephanson, A. (1995). Manifest
Destiny: American Expansion and the Empire of Empire. New York : Hill
and Wang.
- Wikipedia - Chosen people : https://en.wikipedia.org/wiki/Chosen_people
- Wikipedia - Imperialism : https://en.wikipedia.org/wiki/Imperialism
- Wikipedia - Manifest Destiny : https://en.wikipedia.org/wiki/Manifest_destiny
- Wikipedia - The White Man's
Burden : https://en.wikipedia.org/wiki/The_White_Man%27s_Burden
- Britannica - Chosen people : https://www.britannica.com/topic/chosen-people
- My Jewish Learning - Are the
Jewish people chosen ? : https://www.myjewishlearning.com/article/are-the-jewish-people-chosen/
- Reform Judaism - What should it
mean to be "the chosen people" ? : https://reformjudaism.org/blog/what-should-it-mean-be-chosen-people
