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Qui mérite quoi ?

La vision matérialiste / naturaliste qui irrigue ce blog se base sur un déterministe "dur" (strict) qui considère que tous les événements, y compris les actions humaines, sont entièrement déterminés par des causes antérieures (génétiques, sociales, économiques) plutôt que de choix "libres", suivant en cela les lois naturelles immuables. Ce qui implique l'absence de libre arbitre ontologique (métaphysique), car chaque choix ou action est inévitablement le résultat de conditions préalables. 

N.B : Pour le concept étrange de déterminisme "mou" (compatibilisme) : voir Dennet et le compatibilisme.

Dans une vision matérialiste / naturaliste comprenant un déterministe "dur" chaotique, la place du mérite et du talent, du salaire, de la prise en compte des études, de la pénibilité et de la valeur sociale du travail etc. est profondément influencée par l’idée que les comportements et les conditions humaines sont le résultat de causes extérieures (génétiques, sociales, économiques) plutôt que de choix libres. Détaillons.

Mérite (méritocratie) et Talent ils ne sont pas considérés comme des qualités librement développées par l’individu, mais comme des produits de déterminants extérieurs sur lesquels l'individu n’a que peu (ou pas) de contrôle. Les efforts et les réussites d’une personne sont vus comme le résultat de facteurs tels que la génétique, l’environnement familial ou les conditions socio-économiques. C'est ce que nous dit le philosophe Baruch Spinoza (Éthique) qui soutient que tout ce qui arrive dans l’univers, y compris les actions humaines, découle d’une nécessité inhérente à la nature (lois qui s'appliquent à tout ce qui existe). 
Karl Marx (Le Capital) met en lumière comment les opportunités et les compétences sont façonnées par les conditions matérielles et sociales, suggérant que ce qu’on appelle "mérite" est souvent une illusion masquant des inégalités structurelles. 
C'est ce que précise également Samah Karaki, docteure en neurosciences, pour qui le talent est une fiction :

Il y aurait "mérite" à faire... ce que l'on ne peut pas faire ? Si l'on fait, c'est qu'on le pouvait, car on ne peut pas faire autrement que ce que l'on fait sauf à accueillir de nouveaux déterminants (encouragements / rencontres / lectures / études / émotions / expériences variées etc). Voir "Peut-on faire autrement ?").

Salaire : il ne reflète pas nécessairement le mérite ou le talent individuel, mais plutôt la valeur de la force de travail dans un système économique donné, souvent marqué par l’exploitation. Karl Marx (Le Capital) développe la théorie de la plus-value : le salaire correspond au coût de reproduction de la force de travail (nourriture, logement, éducation), mais le travailleur produit une valeur supérieure, dont une partie est appropriée par le capitaliste sous forme de profit. Le salaire est donc déterminé par les conditions du marché et non par une reconnaissance équitable de l’effort ou du talent. Le salaire est un mécanisme économique plutôt qu’une récompense morale ou individuelle. Si les plus-values étaient "honnêtement" redistribuées, aucune fortune colossale ne pourrait se constituer.

Etudes : le plus souvent perçues comme un moyen d’ascension sociale ou de développement du mérite, elles sont dans cette vision matérialiste elles-mêmes déterminées par des facteurs sociaux et matériels. L’accès à l’éducation et la réussite scolaire dépendent largement des conditions socio-économiques, familiales et culturelles, ce qui limite leur rôle comme facteur d’équité ou de reconnaissance individuelle. Pierre Bourdieu (La Reproduction ; La Distinction) montre que le système éducatif reproduit les inégalités sociales en favorisant ceux qui possèdent déjà un capital culturel et social. Les études ne sont pas un terrain neutre de mérite, mais un outil de perpétuation des hiérarchies. Louis Althusser (Idéologie et appareils idéologiques d’État) décrit l’école comme un "appareil idéologique d’État" qui sert à maintenir les rapports de production existants, alignant les compétences des individus sur les besoins du système capitaliste. Les études, loin d’être un choix libre ou un gage de talent, sont ainsi un reflet des structures déterministes de la société. Devoir être le matin à l'hôpital en tant qu'étudiant "externe", l'après-midi en cours de fac de médecine et le soir à son poste de travail pour survivre : une excellente façon de rater ses études avec tout ce que cela entraîne de frustrations par la suite. Même dans ces situations difficiles, réussir n'est pas une affaire de "mérite" mais de facteurs déterminants comme par exemple vouloir faire plaisir à ses parents (déterminants affectifs), avoir la "chance" de mémoriser facilement etc. On peut très bien commencer pour faire plaisir en étant surpris d'y prendre plaisir personnellement par la suite. C'est la fameuse blague de l'étudiant qui a fait médecine pour faire plaisir à sa maman et qui a continué par la psychiatrie ... Car on ne peut pas toujours faire plaisir à sa maman !

Pénibilité du travail : elle est un aspect central dans une vision matérialiste, car elle est directement liée aux conditions matérielles de production. Cependant, elle est trop souvent perçue comme une conséquence inévitable des exigences du système économique plutôt que comme un critère qui devrait être récompensé et reconnu par la société. Friedrich Engels (La Situation de la classe laborieuse en Angleterre) documente les conditions de travail épuisantes et leurs effets délétères sur les ouvriers, soulignant que la pénibilité est imposée par les impératifs de la production industrielle. Michel Foucault (Surveiller et punir) analyse comment les institutions, y compris les lieux de travail, disciplinent les corps pour répondre aux besoins du système, rendant la pénibilité à la fois omniprésente et normalisée. La pénibilité est donc un effet structurel, non une variable librement ajustée en fonction du mérite ou de la justice. Dans certaines professions, la durée de vie est nettement moindre du fait de cette pénibilité et/ou des dangers encourus : ne doit-on pas en tenir compte à la fois dans la rémunération et l'âge de départ à la retraite ?

Valeur sociale du travail : dans une vision matérialiste déterministe, la valeur sociale du travail – son utilité pour la collectivité – est souvent en tension avec sa valeur marchande qui domine dans un système capitaliste. Les contributions sociales d’un travail (enseignement, soins) ne sont pas nécessairement reconnues à leur juste mesure si elles ne génèrent pas de profit immédiat. Karl Marx (Critique du programme de Gotha) envisage une société où la distribution serait basée sur le travail et ses apports sociaux mais constate que, dans le capitalisme, la valeur marchande l’emporte sur la valeur sociale. Le Prix Nobel d'économie Amartya Sen, bien qu’il ne soit pas strictement matérialiste, propose une réflexion sur la justice sociale qui pourrait enrichir cette distinction valeur marchande / valeur sociale, en plaidant pour une reconnaissance des contributions de chacun au-delà de la dimension marchande. 
En fait, la valeur sociale du travail est éclipsée par les déterminants économiques du marché : on a pu le constater lors de la pandémie COVID avec la promesse de revaloriser les statuts de ceux qui nous ont aidé à survivre et l'espérance d'un monde futur qui changerait... Promesse non tenue.

Prenons un exemple simple concernant la répartition des ressources (salaires / revenus...) : selon une étude chez des enfants de trois/quatre ans, ceux-ci considèrent que ceux qui ont fait le plus d’effort dans la préparation d’un gâteau ont droit à un plus gros morceau ! 

Que la répartition du gâteau soit proportionnelle au travail effectué est une excellente chose. C’est juste et cohérent. Mais dans cette expérience, tous les enfants sont à égalité de départ. A l'inverse, imaginons que l’un d’entre eux ait amené la recette du gâteau (donnée par sa mère), et qu’il considère à ce titre qu’il a droit à la moitié du gâteau, sans rien faire d’autre que de sortir de sa poche la recette, bien culturel s’il en est. Certes, sans recette, pas de gâteau. Mais sans les deux autres "laborieux" qui pâtissent, pas de gâteau non plus. Avec sa recette, le gamin veut profiter indûment de son « héritage culturel » parental au détriment de ceux qui ont pâtissé, et qui en pâtissent effectivement. Il s’agit bien de « méritocratie » plutôt que le simple mérite qui, au sens d’un effort particulier, est légitime et nécessite la reconnaissance de la société d’une manière ou l’autre. Mais cette"méritocratie" d'héritage culturel / financier etc.- que l'on associe indûment à une meilleure qualité de libre arbitre - me fait toujours penser à la description de Nietzsche où le baron de Crac se prend lui-même par les cheveux pour se sauver, ainsi que son cheval, d'une noyade certaine. La méritocratie est un concept tiré par les cheveux...

Amartya Sen[1], spécialiste de l’économie du développement et du bien-être, propose la parabole suivante à propos du partage d'une flûte :
1) Carla affirme que la flûte lui revient car c’est elle qui l'a fabriquée ;
2) Anne considère que la flûte lui appartient car elle est la seule à savoir en jouer ;
3) Bob veut également la flûte parce qu’il est pauvre et ne possède aucun jouet.

Dans les trois situations, les revendications semblent apparemment légitimes. Selon Sen, cet exemple illustre trois théories dominantes de la justice - libertarienne (Carla), utilitariste (Anne) et égalitariste (Bob) - et démontre pour lui la pluralité des conceptions de la justice. Amartya Sen en déduit qu’il est donc illusoire de vouloir - comme le propose le philosophe libéral égalitariste John Rawls avec son "voile d'ignorance" - développer une conception unique, universelle garantissant l'unanimité pour la prise de chaque décision. Mais dans la parabole de Sen, tout se passe comme si chacun trônait sur son île déserte. Or, sauf rare exception, nous vivons en société. Convenons que l’un des intérêts de cette micro société regroupant Carla, Anne et Bob est de pouvoir écouter de la musique, ce qui profiterait à tous, alors que chacun dans son coin ne peut obtenir ce résultat. C’est un élément essentiel de la parabole que la formulation de Sen semble oublier.

Reprenons plus en détail les éléments de cette parabole :

1) « Carla affirme que la flûte lui revient car c’est elle qui l'a fabriquée ». Il fallait donc que Carla ait en sa possession un morceau de bois. Qui vient d’où ? D’un bois trouvé dans la nature ? Alors Bob et Anne sont en théorie autant propriétaire de ce bois - un « bien commun » - que ne l’est Carla. Dans ce cas, Bob et Anne sont a minima contributeurs de la fabrication de la flûte. Si à l’inverse, Carla était propriétaire de ce bois par héritage, ce n’est que par l’effet des bonnes fées et elle n’en a aucun « mérite ». Si enfin, elle a gagné ce bout de bois « à la sueur de son front », cela confère à Carla un certain « mérite » du fait des efforts accomplis... sachant que ceux-ci sont le produit de déterminants antérieurs. Idem en ce qui concerne le « savoir-faire » pour sculpter la flûte (héritage culturel ? don personnel déterminé ?...). En conclusion, Carla a sans conteste une fonction non négligeable dans la production musicale, à condition de trouver un accord avec notamment Anne qui est la seule à pouvoir concrétiser le projet.

2) « Anne considère que la flûte lui appartient car elle est la seule à savoir en jouer » : savoir jouer de la flûte revient au cas précédent où Carla sait comment fabriquer l’instrument. Dans les deux cas, il s’agit d’un héritage culturel ou d’un « talent » des bonnes fées, plus du travail d’où un certain « mérite » qu’il faut encourager mais ne la rend pas propriétaire unique de la flûte pour autant.

3) « Bob veut également la flûte parce qu’il est pauvre et ne possède aucun jouet » : le pauvre Bob n’a vu que des sorcières penchées sur son berceau, ce qu'il n'a pas choisi "librement", mais souhaite tout de même écouter de la musique, mélomane déterminé qu’il est. En usant d’une justice équitable, on pourrait imaginer que Carla et Anne se substituent a posteriori aux sorcières en partageant leur savoir-faire afin que Bob fabrique un jour une flûte et puisse éventuellement en jouer dans l’intérêt commun. Sans compter que cette « position » philosophique empathique permettrait à Carla et Anne de partager entre elles leur savoir-faire et ainsi constituer, pourquoi pas, un trio pour jouer Beethoven


Equité et coopération sont les deux faces d’une même pièce.

Et en pratique ?

« Le travail est social par nature » comme le précise l’agrégé et docteur en philosophie Jean-Michel Muglioni :

« Quelle conséquence tirer de la nature sociale du travail ? Il n’est pas choquant « qu’en France on travaille un jour sur deux pour l’État », mais il est choquant que les plus hauts salaires ou les plus hauts revenus contribuent au bien commun proportionnellement moins que les plus bas, c’est-à-dire qu’une trop grande part des produits de leur travail ou du capital soit réservée à leur enrichissement personnel, au détriment de la société. On le voit, le député choqué par le poids des impôts et des charges a oublié le sens du travail : il croit que le travail a pour finalité l’enrichissement personnel. »

Faut-il rémunérer le travail 50, 100, 600 fois plus que le salaire « de base » du fait d’une meilleure « performance » sociale ou économique éventuelle ? Sachant que les plus grandes inégalités proviennent des différences de patrimoines, ne faut-il pas taxer plus fortement les patrimoines monstrueux accumulés d'une génération sur l'autre sous le prétexte fallacieux de "mérite" ou de "talent"  ?

Eric Lombard, qui n’est pas issu de la gauche la plus radicale mais plutôt un ancien patron de la BNP et Ministre de l'Économie en France (2025), dénonce des salaires trop bas par rapport aux revenus du capital.

« Je pense que le capitalisme est déréglé et que la répartition des richesses est trop divergente par rapport à ce qui revient au capital. Depuis 20 ans, il y a trop de revenus qui sont reliés au capital et pas assez au travail. Les rendements de plus en plus élevés exigés par les investisseurs se font au détriment des salariés. »

Soit l'inverse de la belle tendance ultralibérale autocratique actuelle (Trump etc.) qui va dans le mur... et nous avec si l'on ne réagit pas. 

On le mérite ???

[1] « L’idée de Justice » - 2012 - Flammarion

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous