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Délibération, décision... des preuves de libre arbitre ?

on croit pouvoir faire intervenir un Libre Arbitre « réel » au moment de choisir, de décider de choses d’importance comme divorcer ou non, changer de travail ou non, acheter une maison etc. C’est ici que la délibération est la plus difficile, la plus longue, la plus risquée dans ses conséquences. C’est dans ce contexte de tension du fait des enjeux de survie au sens large que la notion de volonté prend tout son sens comme le souligne le professeur de neurosciences et de psychologie Antonio Damasio[1] :

« La volonté n'est qu'un autre nom pour l'idée de choisir en fonction des résultats à long terme plutôt qu'à court terme ».


La volonté existe ! Peut-elle être libre de toute détermination ?

Une idée qui « mérite » quelques réflexions : on ne peut pas penser quelque chose avant d'y penser. Combien de fois a-t-on pu se dire : « mais pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt » ? Tout simplement parce qu’on ne choisit pas librement les idées qui nous viennent à l’esprit. Nous ne faisons que constater leur irruption. Si les idées font irruption sans contrôle, si ce matériau idéique avec lequel nous pesons le pour et le contre dans la délibération décisionnelle est d’origine inconsciente, non libre, comment peut-on affirmer que la pondération finale devrait être elle-même « libre » ?

Et il ne faudrait pas oublier dans cet inventaire de déterminants à la Prévert  tout ce qui est désirs, pulsions, affects, peurs, passions plus ou moins répressibles. La balance mentale se fait alors entre les « pour » et les « contre » telle décision, tel comportement. 

Sans prendre pour exemple le choix majeur lors de la dernière guerre entre résistance, neutralité[2] et collaboration, prenons une situation plus récente non dénuée de conséquences importantes - suite à la COVID notamment - comme celle d’une alternative possible entre garder son emploi urbain ou partir vivre à la campagne, loin des virus... 

Dans les arguments « pour la campagne » : vie plus saine, plus authentique, contact avec la Nature etc. Mais pari risqué du point de vue professionnel, éloignement des repères familiaux, amicaux... On pèse d’un côté et de l’autre, en donnant à chaque critère un certain poids qui fluctue au cours de la réflexion qui dure d’autant plus longtemps que la décision est perçue comme grave : on ne veut rien oublier d’important qui pourrait fausser à terme notre jugement. Le calcul final est censé donner la décision la plus « rationnelle », bien que l’affect ne soit jamais très loin : le désir de campagne peut être en rapport étroit avec le souvenir des merveilleuses vacances estivales passées chez papy et mamie ! Mais au fait, suis-je vraiment libre de ce qui ne me vient pas à l’esprit comme argument pour ou contre à mettre dans la balance ? Combien de fois a-t-on pu se dire qu’on aurait fait un autre choix si telle pensée était parvenue à la conscience au moment crucial ? Est-on « coupable » de ne pas avoir pensé à tel critère de jugement ? Quel est le poids, dans mes décisions, des « variables cachées » comme on dirait en physique quantique ? Et serait-on « coupable » de notre « non conscient » ?

L’attribution du « poids » de ces différents critères - en tout cas ceux qui viennent à l’esprit (plus précisément le cortex orbitofrontal, support de notre système de valeurs) - est intimement liée au passé de chacun ; passé unique, singulier. Je peux donner un poids positif de 5 au critère « vie plus saine pour élever mes enfants » loin des virus citadins et de la pollution, mais 12 en négatif au critère « je vais devoir changer de métier »... ou seulement 2 à ce même critère si je peux travailler en visioconférence ! Et lorsque nous ne savons pas encore ce que nous voulons, c’est parce que nous ne voyons pas vers où nous penchons le plus ; au point de jouer (rarement) la décision à pile ou face, en désespoir de cause. Une pincée d’indéterminable (hasard) pour déterminer l’indéterminable.

Plus généralement, lors de la prise de décision parmi plusieurs alternatives possibles, il semble bien que le cerveau utilise des modèles statistiques de type bayésien comme le montre le neuroscientifique Stanislas Dehaene[3] pour évaluer les conséquences potentielles de chaque action, en fonction des informations disponibles et des objectifs à atteindre. Par exemple, si on doit choisir entre deux restaurants, le cerveau va estimer la probabilité que chacun soit satisfaisant, en tenant compte de ses préférences, de ses souvenirs, des avis d’autres personnes, etc. Il va aussi prendre en compte les coûts et les bénéfices associés à chaque option, tels que le prix, la distance, le temps d’attente... Le cerveau va ensuite pondérer, comparer ces estimations et sélectionner l’action qui maximise son utilité espérée. Un « simple » calcul, plus ou moins urgent selon les situations, à partir des déterminants connus, sans LA « réel ». Quand nous délibérons, c’est sur ce que l’on va faire, pas sur ce que l’on va vouloir !

Et la plupart du temps, nous n’avons évidemment pas en tête la totalité des déterminants à l’œuvre dans nos décisions, quitte à bidouiller notre propre logique. Pour Freud :

« Une formation intellectuelle nous est inhérente, qui exige de tous les matériaux qui se présentent à notre pensée un minimum d’unité, de cohérence et d’intelligibilité; et elle ne craint pas d’affirmer des rapports inexacts, lorsque, pour certaines raisons, elle est incapable de saisir les rapports corrects » (Totem et tabou 3 , 1913, p. 111).

On ne connaît pas l’avenir comme le rappelle Petit Gibus de la « Guerre des boutons » : « si j’aurais su, j’aurais pas v’nu »... Œdipe tue son père, épouse sa mère, en toute méconnaissance de cause. Mais le « destin » et le « fatalisme » n’existent pas pour autant dans un monde déterministe imprévisible puisque chaotique. Et rien n’est écrit dans un grand livre englobant passé, présent et avenir.

Comme conclut fort chrétiennement le philosophe Cyrille Michon :

« Si le choix est libre, il doit être inexplicable ».[4]

On ne peut être plus clair sur la nécessité d’un « acte de foi » pour croire au Libre Arbitre ; mais on est plus proche ici d’une apologie aporétique que d’un argument apodictique* ! Je plaisante. Si l’on trouve quelques explications, quelques déterminants de nos choix, c’est bien que ce choix n’est pas si « libre » que ça. Et si l’on ne trouve pas d’explication, ceci ne prouve pas pour autant la liberté du choix : notre méconnaissance (provisoire ?) des mécanismes d’un phénomène naturel n’est en rien la porte ouverte au surnaturel. Et que dire lorsqu’on vient de faire quelque chose sans comprendre pourquoi on l’a faite, ce qui arrive un jour ou l’autre, souvent avec l’âge qui avance...

Quand le docteur en neuropsychologie Philippe Allain aborde la « mécanique » de nos choix et prises de décisions, il en précise plusieurs formes dont la prise de décision « sous risque » et la prise de décision « sous ambiguïté », sans jamais faire intervenir un quelconque LA « réel »[5].

Le neuroscientifique Mathias Pessiglione résume ainsi le processus de motivation/décision, sans faire appel à une « volonté libre » : notre expérience subjective du libre arbitre est souvent biaisée par notre incapacité à percevoir les processus cognitifs inconscients qui ont précédé notre prise de décision. Notre cerveau génère une « illusion rétrospective » dans laquelle nous avons l'impression d'avoir choisi consciemment une option parmi plusieurs, alors que notre décision a déjà été influencée par des facteurs préexistants[6].

Le concept de prise de décision semble plus accessible d’un point de vue expérimental en neuroscience plutôt qu’un Libre Arbitre qui ressemble à une entité fantomatique. Selon les neuroscientifiques spécialistes de la décision Abbas Khani et Gregor Rainer[7], la prise de décision...

« est un comportement adaptatif qui prend en compte plusieurs variables d’entrée internes et externes et conduit au choix d’un plan d’action plutôt que d’autres alternatives disponibles et souvent concurrentes ».

On retrouve l’idée d’inférence statistique Bayésienne précédemment évoquée concernant le « calcul » algorithmique cérébral de la prise de décision.

Notons que nos idées ont quelque chose à voir avec nos sens et nos expériences passées. Ces idées apparaissent et s’associent en formant un chapelet pratiquement ininterrompu le jour, et jusque dans nos rêves la nuit. Ainsi, dans le cas d'une personne aveugle de naissance, les images dans les rêves ne sont pas basées sur des souvenirs visuels qu’elle ne peut avoir, mais plutôt sur des sensations, des émotions et des concepts abstraits. Une personne aveugle de naissance peut rêver de se déplacer dans un environnement, mais ses sensations seront basées sur des sens comme le toucher, l'ouïe ou l'odorat, c’est-à-dire ce qu’il connait ; il ne peut « inventer » des images dans ses rêves inconscients du fait qu’il ne sait pas ce que c’est de « voir » d’un point de vue phénoménal. Où l’on voit bien, ici comme partout, le continuum de déterminants auquel rien ne peut échapper.

Pour finir, deux spécialistes en neurosciences nous parlent des interactions entre raison et émotions dans nos prises de décision, sans aucune trace de libre arbitre ontologique.

Cliquer sur le carré en bas à droite des vidéos pour agrandir l'écran.


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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous


*Autrement dit, la position exposée est loin d'être claire et indiscutable ; elle est au contraire empreinte d'incertitudes et d'ambiguïtés

[1] « L'Erreur de Descartes » - 1994 - https://journals.openedition.org/osp/748

[2]  Le philosophe Vladimir Jankélévitch a fustigé l’inaction durant la seconde guerre mondiale de ses collègues Sartre et Merleau-Ponty (« Merleau-Ponty, ce n'est vraiment rien du tout ! Un petit caractère »)

[3] « Le cerveau statisticien : La révolution Bayésienne en sciences cognitives » - Stanislas Dehaene - https://www.youtube.com/watch?v=Q0AO6GmqzSQ et https://www.youtube.com/watch?v=91INXTG4-uY et généralités : « Inférence bayésienne » - https://fr.wikipedia.org/wiki/Inf%C3%A9rence_bay%C3%A9sienne

[4] « Qu’est-ce que le libre arbitre » - p. 122 - 2011- VRIN

[5] « La prise de décision : aspects théoriques, neuro-anatomie et évaluation » - https://www.cairn.info/revue-de-neuropsychologie-2013-2-page-69.htm

[6] « Subliminal Instrumental Conditioning Demonstrated in the Human Brain » - 2008 -https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2572733/  et “Les Vacances de Momo Sapiens : notre cerveau entre raison et déraison  » - 2021 - Odile Jacob

https://www.google.fr/books/edition/Les_Vacances_de_Momo_Sapiens/EZAmEAAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&printsec=frontcover