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Philosophie "expérimentale"

Il existe depuis quelques années une nouvelle approche sur la question du Libre Arbitre, celle de la "philosophie expérimentale" s’inspirant de la méthode des sciences cognitives.

Les philosophes expérimentaux font le pari que le sens commun a une incidence sur les questionnements philosophiques « classiques ». Pour eux, la question n’est pas de savoir si le Libre Arbitre existe ou non, mais de savoir ce « qu’en pense le commun des mortels » ; et, partant de ces avis (croyances), ils envisagent de refonder une pensée plus pertinente que celle qualifiée - avec une once de perfidie - de « philosophie de fauteuil » par ces « nouveaux » philosophes expérimentaux, qui ne s'assoient sans doute jamais. 

Selon ces derniers, en l’absence de références à l'expérience « réelle », la plupart des « vieux » philosophes auraient mouliné à vide pendant plus de deux mille ans ! Rien que ça !!

Que cette philosophie expérimentale se veuille scientifique est une bonne nouvelle. Qu’elle y parvienne est une autre histoire : cette nouvelle branche de la philosophie n’est pas sans poser quelques problèmes conceptuels et méthodologiques[1]. Pour le professeur de philosophie et de sciences cognitives Kirk Ludwig :

« La méthode d'enquête pour mener des expériences de pensée philosophique n'est pas sans valeur mais se heurte à des difficultés méthodologiques considérables et ne représente pas une méthode supérieure aux méthodes traditionnelles de la philosophie. »[2]

D’autres se demandent à quoi d'autre - en dehors d’une l'amélioration de la pédagogie philosophique - cette philosophie expérimentale serait-elle « bonne » ? Elle ressemble à s’y méprendre à de la psychologie sociale ou cognitive ; pas à de la philosophie.

Mais bon. Regardons de plus près cette approche philosophique. Cherchant à comprendre ce que nous entendons par « liberté de la volonté » et « Libre Arbitre », ces nouveaux philosophes ont donc enquêté auprès d’un large public. Ils ont découvert sans surprise que la plupart des gens ont une conception compatibiliste de la liberté, c’est-à-dire qu’ils admettent certes l’existence de déterminants, mais ces déterminants seraient compatibles avec une liberté de la volonté ce qui légitimerait la culpabilité car « on pourrait faire autrement que ce qu’on a fait ». Il existe une longue tradition philosophique de ce compatibilisme depuis notamment les stoïciens il y a plus de 2000 ans.

Une formule résume assez bien ce point de débat : les compatibilistes sont matérialistes jusqu'au cou et spiritualistes au-dessus. Ou encore, les compatibilistes sont déterministes pour l’univers - dont le corps humain -, mais libertariens pour la pensée humaine (voir Moi, moi, moi... Ayn Rand) .

Mais, comme l’énonce clairement Olivier Collard-Bovy, docteur en sociologie et agrégé de psychologie :

« Défendre, conjointement, la thèse du déterminisme et celle du libre-arbitre - c’est-à-dire deux conceptions métaphysiques se niant mutuellement - revient à vouloir défendre un postulat et sa négation, ce qui constitue indubitablement une ineptie au sens logique. Qu’autant d’efforts soient déployés pour tenter de soutenir celle-ci est difficilement compréhensible, à moins de considérer la velléité compatibiliste non pas comme la thèse métaphysique qu’elle prétend être, mais plutôt comme un stratagème - un subterfuge, pour employer le mot de Kant - dont le seul objectif, qui se lit, d’ailleurs, en filigrane de toute la défense compatibiliste, est d’instituer - et, ce faisant, de légitimer - la responsabilité morale d’un agent que les libertariens sont seuls à considérer comme véritablement doué de libre-arbitre » (...) Mais pourquoi les compatibilistes persistent-ils à produire des principes de justice illogiques et incohérents, donc foncièrement injustes ?»[3].

Excellente question !

Même auteur, même pertinence :

« La persévérance de nombre de philosophes épris de liberté, puisque ceux-ci tentent, dans une manœuvre aussi désespérée que populaire, de réintroduire, dans leurs théories de la justice le libre-arbitre sous une forme frelatée mais compatible, selon eux, avec la métaphysique déterministe. Ces auteurs (compatibilistes) cherchent ainsi, par des moyens qui souvent défient la logique, à établir que la liberté socio- anthropologique (i.e. la liberté pratique) et, avec elle, la responsabilité morale peuvent exister dans un univers déterministe, c’est-à-dire dans un univers au sein duquel l’individu n’est pas causalement responsable de ses actes. »

Mais revenons à notre philosophie expérimentale. Dans une étude, les scénarii proposés aux participants (profanes) sont par exemple du type : un homme doit tuer quelqu’un sous contrainte absolue. Dans ce cas les participants ont considéré majoritairement que l’individu « strictement déterminé » à tuer... aurait pu ne pas tuer. Etonnant, non ? Ou bien la méthodologie de ces études pose problème, ou bien c’est le « sens commun » qui n’a pas bien compris l’antagonisme formel, l’incompatibilité entre détermination stricte et liberté de la volonté. Comme le souligne le philosophe Tamler Sommers concernant la difficulté de ce type d’étude :

 « Le défi de décrire le déterminisme à des sujets peu familiers avec le concept est pour le moins intimidant. La description doit : (1) rendre le déterminisme suffisamment saillant, mais (2) ne pas déclencher d'interprétations fatalistes, ou (3) poser des questions sur la façon d'interpréter des mots comme « peut » et « possibilité » et des termes comme « devait arriver ». On peut au moins soutenir que fournir une description non biaisée et non technique du déterminisme en une demi page est une tâche impossible[4]

Quand on voit toutes les difficultés et objections rencontrées lors de l’exposition de la thèse d’un déterminisme strict, une demi page afin de mettre au clair 2000 ans de questionnements philosophiques et scientifiques paraît effectivement une démarche... quelque peu osée. 

On ne naît pas déterministe (scientifique), on le devient.

Une autre étude (méta-analyse) montre les limites des « manipulations » des cobayes concernant la croyance dans le libre arbitre ou le déterminisme :

« Nous montrons que l'exposition des individus à des manipulations anti-libre arbitre diminue la croyance au libre arbitre (...) et augmente la croyance au déterminisme (...) Nous trouvons peu de preuves de l'idée que la manipulation de la croyance au libre arbitre a des conséquences en aval après avoir pris en compte le petit échantillon et le biais de publication. Ensemble, nos résultats ont des implications théoriques importantes pour la recherche sur les croyances du libre arbitre et contribuent à la discussion sur la question de savoir si la réduction de la croyance des gens au libre arbitre a des conséquences sociétales. »[5]

Il est certain que si les cobayes de ces études n’ont pas la possibilité de cerner avec précision le sujet, les résultats seront très probablement biaisés. Par exemple, il peut exister une confusion entre la notion métaphysique, ontologique (philosophique) de liberté de la volonté (Libre Arbitre) et la notion psychologique. Cette erreur apparaît dans nombre d’arguments compatibilistes. Ils détournent le sens de la discussion de « est-ce qu’un agent est libre » vers « est-ce qu’un agent pense qu'il est libre ». Après cette distorsion, ils définissent une action libre comme une action sans aucune contrainte externe. Mais dans ce cas, le critère de l'action libre a changé : on n’est plus dans « ma volonté (sa genèse) est-elle libre », mais plutôt dans « suis-je libre d’exercer ma volonté sans contrainte externe », ce qui n’a strictement rien à voir puisque l’on disqualifie alors les contraintes internes pourtant bien présentes. 

En simplifiant, on pourrait reformuler en différenciant « liberté de penser » - soit la liberté ontologique / philosophique, c’est-à-dire le commencement d’une série causale - et « liberté de faire » ceci ou cela (liberté d'exercice de la volonté) qui est seconde par rapport à la liberté de la volonté.

Même pour certains philosophes expérimentaux, il semble qu’il y ait confusion entre ces deux concepts de liberté puisque l’un d’entre eux, fervent partisan d’un LA « réel », conclut[6] :

« Autrement dit, pour vous et moi, il n’y a pas de contradiction entre les résultats des expériences de Libet et notre conception ordinaire du Libre Arbitre. Voilà qui pourrait bien donner du fil à retordre aux adversaires déclarés du Libre Arbitre, dont les démonstrations se révèlent philosophiquement impuissantes à réfuter le sens commun. »

Ah bon ? N’y aurait-il pas une petite manipulation dans le «pour vous et moi » ? Il est périlleux de vouloir m’associer de force, en tant que lecteur, à ce qui est pour moi, justement, une grossière erreur. Par ailleurs, la charge de la preuve ici est à nouveau indûment déversée sur les sceptiques du LA alors que ce sont les partisans du LA qui devraient apporter des éléments de preuve ; et des preuves très fortes étant donné le caractère hautement surnaturel de leur conviction. Enfin, si l’on remplaçait, suite à un sondage favorable à la peine de mort[7], « Libre Arbitre » par « peine de mort », on aurait :

« Voilà qui pourrait bien donner du fil à retordre aux adversaires déclarés de la peine de mort, dont les démonstrations se révèlent philosophiquement impuissantes à réfuter le sens commun. »

Remplacez « la peine de mort » par « Dieu » suite à un sondage en Pologne[8], et nous aurons un autre exemple de l’ineptie philosophique de l’argument.

Remplaçons une fois pour toute la philosophie par des sondages Ipsos

Pendant des années, les philosophes expérimentaux ont tenté de discerner si les profanes déclaraient le Libre Arbitre compatible avec une compréhension scientifiquement déterministe de l'univers, mais aucun consensus n'a pu émerger. Une étude[9] fournit une explication potentielle :

« Les gens sont fortement motivés pour préserver le libre arbitre et la responsabilité morale, et n'ont donc pas de notions stables et logiquement rigoureuses du libre arbitre (...) Ces résultats suggèrent que les profanes n'ont pas d’intuition quant à savoir si le libre arbitre est compatible avec le déterminisme. Au lieu de cela, les profanes rapportent que le libre arbitre est compatible avec le déterminisme lorsqu'il s'agit de défendre la responsabilité morale. »

Toujours l’argument de la conséquence (voir L'argument de la conséquence : conséquent ?). Il faut pouvoir punir, donc il faut croire au LA « réel ». 

Par ailleurs le « sens commun » n'a jamais été gage de vérité, et celle-ci, pas plus que la « réalité », ne se vote ni se sonde autrement que pour connaître le sens commun qui pense de façon "évidente" que l'enclume et la plume tombent plus ou moins vite du fait de leur poids respectifs... alors que la différence est n'est due qu'à la résistance de l'air. 

La plupart des questions philosophiques et scientifiques se battent justement contre ce sens commun souvent erroné. Les grandes découvertes sont toujours en contradiction avec notre intuition, sans quoi elles seraient simplement des évidences partagées par tous, sans aucune nécessité d’investigation...

La question du Libre Arbitre entre dans cette catégorie (voir Libre Arbitre : KESAKO ?).


[1] « The Rise and Fall of Experimental Philosophy » - Kauppinen - Philosophical Explorations 10 (2), pp. 95–118.- 2007 - https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13869790701305871 / « Survey-Driven Romanticism » - Cullen - European Review of Philosophy 1:275-296 -2010 - https://www.researchgate.net/publication/226826157_Survey-Driven_Romanticism

[2] « The Epistemology of Thought Experiments: First vs. Third Person Approaches » - Ludwig - Midwest Studies in Philosophy. 31:128-159. – 2007

[3] « L'institution du libre-arbitre : critique sociale du jugement métaphysique » - Olivier Collard-Bovy, docteur en sociologie et agrégé de psychologie - https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:133753

[4] « Experimental Philosophy and Free Will » - Philosophy Compass 5/2 (2010): 199-212 - https://uh.edu/class/philosophy/people/sommers/experimental%20phil%20and%20free%20will.pdf

[5] « Meta-analysis on belief in free will manipulations » - 2021 - https://www.sciencegate.app/document/10.31234/osf.io/quwgr

[8] Environ 93 % des polonais seraient « croyants » - https://fr.wikipedia.org/wiki/Religion_en_Pologne

[9] « Forget the Folk: Moral Responsibility Preservation Motives and Other Conditions for Compatibilism » - 2019 - https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30792683/

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous