Un article du neurobiologiste Charles Capaday (2025) pose une excellente question de fond :
"Les trois idées principales sur la relation entre le cerveau et l'esprit, le dualisme cartésien, l'épiphénoménisme et la théorie de l'identité cerveau-esprit, sont examinées de manière critique. Aucune de ces idées, ni leurs nombreuses variantes, ne repose sur des mécanismes biologiques ou physiques explicites et la question n'est donc pas de nature scientifique (...) L'éminent physicien du XIXe siècle, John Tyndall, a fait valoir en 1868 devant la Section mathématique et physique de la British Association que, par exemple, si l'on découvrait que l'amour était associé à une rotation vers la droite d'une molécule donnée et la haine à une rotation vers la gauche de cette même molécule, alors la question « pourquoi éprouvons-nous ces sentiments » resterait sans réponse."
"Pourquoi éprouvons-nous des
sentiments". Excellente question !
Il conclut :
"Des progrès très importants seraient réalisés si jamais des liens de causalité entre conscience et activités cérébrales étaient découverts. Cela résoudrait le prétendu "problème difficile de la conscience". Mais nous en sommes très loin. Le problème difficile demeurera et (...) je le pense insoluble."
Sur le même fil, le
philosophe David Chalmers parle également du "problème difficile de la conscience"
(Hard problem of consciousness) du fait du contenu subjectif de l'expérience
consciente (expériences phénoménales "subjectives" ou qualia).
Lui et quelques autres affirment que la conscience constitue un problème "spécial", comportant un caractère distinct des autres problèmes en science. La conscience ferait exception, et elle seule, à une thèse naturaliste de la conscience en occupant "un espace ontologique à part". Globalement, cette position antimatérialiste postule que l'expérience consciente doit comporter un aspect immatériel (surnaturel ?). Ce qui est troublant, c'est que Chalmers présente un trouble (non pathologique) dans lequel deux sens, voire plus, sont associés : la synesthésie, soit une sorte de confusion des sens, pour être bref. Serait-ce un déterminant génétique - non choisi librement - formant motif pour s'intéresser plus spécifiquement à cette question des qualia ?
Vous avez deux heures.
Parfait ! Nous pouvons reprendre la
question du jour et cette quale (singulier de qualia) : "pourquoi" la
section d'un doigt fait-elle subjectivement "mal" ?
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N.B : on connait déjà la réponse au "comment" : c'est le circuit de la douleur (lésions tissulaires / récepteurs sensoriels etc. jusqu'au cerveau avec réponse motrice éventuelle qui d'ailleurs peut rester au niveau médullaire dans le cadre des "réflexes".
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Reste le "pourquoi" ça fait "mal" ?
On pourrait déjà remarquer que la question du pourquoi est inadaptée concernant la science pour laquelle nulle "intention" spiritualiste n'est légitime. Passons !
La description fine de l'irruption de la sensation subjective de douleur est actuellement inconnue du point de vue scientifique. Les neurosciences modernes peuvent décrire avec précision les corrélats biologiques des émotions - par exemple, les activations neuronales ou les réactions chimiques dans le cerveau - mais elles restent muettes sur l’origine de la sensation consciente elle-même.
Mais prenons le cas où ça ne fait
pas mal... alors qu'objectivement ça le devrait !
Soit un gamin de quatre ans
présentant des anomalies dans le circuit de la douleur (cas réel). Ce gamin a
eu le doigt coupé par accident mais ne "ressent" pas la douleur du
fait de son insensibilité congénitale à la douleur. Le chirurgien lui donne une sucette après l'intervention pour le féliciter de son courage (?). Le gamin se
recoupe le doigt par la suite pour obtenir une nouvelle sucette ! Où l'on voit qu'il ne faut pas donner de sucettes aux enfants.
En fait, l’absence de douleur peut entraîner des blessures fréquentes, plus ou moins graves, notamment aux extrémités (doigts, orteils) car les signaux d’alerte normaux sont absents.
On commence à voir en quoi cette "sensation" de douleur qui fait "mal", issue de l'évolution dans la conception matérialiste évolutionniste, est une garantie (imparfaite) de la survie au même titre que toutes les sensations diverses (vue / odorat / toucher...), et les émotions (amour / peur / jalousie / haine... et autres passions, joyeuses comme tristes). Toutes ces sensations et qualia - dont la sensation du libre arbitre - sont au service à des degrés divers de la survie à tout prix (voir L'humain : un "robot" biologique ?). Un humain génétiquement sourd, aveugle, sans odorat etc. a peu de chance de survie du côté de nos ancêtres. Il ne se reproduira pas.
Finalement, la conception immatérielle de la conscience et des qualia façon Chalmers est très, très, très loin de fairel’unanimité chez les philosophes, et moins encore chez les scientifiques. J’ai bien peur que ce ne soit qu’une façon peut-être naïve, voire délibérément spiritualiste, de réintroduire par la fenêtre la dualité cartésienne corps/esprit.
Ce que le Pr de psychologie et neurosciences MichaelGraziano résume ainsi :
"La croyance en une composante non matérialiste de l’esprit est un fragment persistant d’un groupe plus large de croyances psychologiques populaires incorrectes et culturellement répandues... qui dérivent de modèles sociocognitifs implicites, qui ont infiltré la science de la conscience en perpétuant des hypothèses erronées."
Chassez le surnaturel, il reviendra
au galop !