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Lucrèce : qui dit mieux ? Marc Aurèle ? Spinoza ?

La vision matérialiste du monde ne date pas d'hier. Et dans cette vision, la place d'un éventuel libre arbitre pose problème depuis toujours.

Lucrèce (vers 99-55 av. J.-C.), poète et philosophe épicurien, et Marc Aurèle (121-180 ap. J.-C.), empereur romain et philosophe stoïcien, sont deux figures majeures de la pensée antique. Bien que leurs philosophies reposent sur des bases matérialistes, leurs approches diffèrent profondément, notamment en ce qui concerne la conception du monde et de la liberté humaine (libre arbitre compris).

Le stoïcisme, tel que pratiqué par Marc Aurèle, repose sur une vision matérialiste du cosmos. Selon les stoïciens, tout ce qui existe est matériel, y compris l’âme (?) et la raison divine (logos). Dans ses "Pensées pour moi-même", Marc Aurèle insiste sur l’unité du cosmos, régi par une rationalité immanente et une nécessité absolue. Il écrit : 

"Tout ce qui arrive arrive justement ; si tu observes avec soin, tu le trouveras ainsi" (Pensées, IV, 10).

Pour Marc Aurèle, le matérialisme stoïcien implique une acceptation totale des événements, car ils sont déterminés par la providence divine. Cette vision exclut toute contingence (possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas) : chaque événement s’inscrit dans un ordre cosmique parfait. Le libre arbitre humain résiderait non pas dans la capacité à changer les événements, mais dans l’attitude intérieure face à ceux-ci, à travers la vertu et la maîtrise de soi. Il semble ici que Marc-Aurèle fasse référence au sentiment (attitude intérieure) de volonté libre concernant le bien et le mal (vertu) que l'on pourrait contrôler (maîtrise de soi), ce qui est incohérent avec les déterminations de la providence divine... 

De son côté, de Lucrèce expose dans son poème De Rerum Naturala la doctrine épicurienne, également matérialiste. Selon Épicure, relayé par Lucrèce, l’univers est composé d’atomes et de vide, et tout phénomène, y compris l’âme (?), résulte de combinaisons atomiques. Mais contrairement au stoïcisme, l’épicurisme rejette toute idée de providence ou de finalité cosmique. Le matérialisme de Lucrèce est mécaniste : les atomes se meuvent dans le vide selon des lois naturelles, sans intervention divine. Cependant, pour éviter un déterminisme strict qui interdirait la liberté, Lucrèce introduit le concept de clinamen ("déclinaison"), soit une déviation spontanée des atomes qui joue un rôle clé dans sa conception de la liberté humaine et de la contingence.

En résumé, Marc Aurèle et Lucrèce partagent une vision matérialiste : ils rejettent les explications surnaturelles et s’appuient sur une compréhension physique du monde.
Cependant, le stoïcisme de Marc Aurèle est téléologique (orienté vers une finalité) et déterministe, avec un cosmos ordonné par le logos alors que l'épicurisme de Lucrèce est anti-téléologique et introduit une part de contingence via le clinamen. Ce concept de clinamen est un concept central dans l’épicurisme de Lucrèce. Il désigne une légère déviation "spontanée" des atomes dans leur chute verticale à travers le vide. Cette déviation, sans cause déterminée, permettrait d’expliquer deux phénomènes majeurs :
  • La formation du monde : sans le clinamen, les atomes, tombant parallèlement, ne se rencontreraient jamais pour former des corps complexes.
  • La liberté (de la volonté) humaine : le clinamen introduit une rupture dans le déterminisme strict, permettant aux êtres humains d’agir librement. Lucrèce écrit : 
"C’est cette légère déclinaison des atomes, en un temps et un lieu indéterminés, qui fait que l’esprit n’est pas contraint par une nécessité intérieure" (De Rerum Natura, II, 292-293).

Le clinamen est une innovation philosophique audacieuse, bien que peu détaillée par Lucrèce, qui vise à concilier matérialisme et libre arbitre.

Dans le stoïcisme de Marc Aurèle, il n’existe aucun équivalent du clinamen. Le cosmos est entièrement déterminé par la providence, et toute forme de contingence est exclue. Marc Aurèle ne conçoit pas la liberté comme une capacité à initier des actions indépendantes, mais comme une conformité volontaire à l’ordre cosmique. Il écrit : 

« Aime ce qui t’advient et ce qui est filé pour toi par le destin » (Pensées, VII, 57) 

Cette vision déterministe s’oppose directement à l’idée épicurienne de clinamen. Pour Marc Aurèle, introduire une déviation spontanée comme le clinamen serait incompatible avec l’harmonie et la rationalité du cosmos. Mais il ne nie pas pour autant la possibilité d'une liberté intérieure :

« Tu as la puissance sur ton esprit, non sur les événements extérieurs » (Pensées, XII, 22).

Avec ces deux philosophes matérialistes, on a le choix entre la liberté humaine permise grâce au clinamen (Lucrèce) ou l'absence de libre arbitre dans une sorte de fatalisme, de destinée cosmique "nécessaire" (Marc-Aurèle) tempérée par une quête de liberté intérieure et de vertu, ce qui le distinguerait d’un fatalisme purement passif... 

Tout ceci ne clarifie guère la question d'un libre arbitre ontologique !

En particulier, si le clinamen lucrécien est essentiel pour la formation des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste, encore faut-il, pour accepter cette idée, introduire une force qui viendrait de nulle part si l'on tient compte des lois de la thermodynamique (certes inconnues à l'époque). Soit suivant les cas, la déviation d'un atome, d'un électron, d'un quark top, voire un arrêt de trajectoire comme dans cette image, sans cause, sans force ? 


Certains ont tenté de réanimer ce clinamen moribond en convoquant la mécanique quantique comme Penrose et ses "microtubules" (voir Libet et la liberté (de la volonté). Ce à quoi la "neurophilosophe" Patricia Churchland répond : 

"La poussière de lutin dans les synapses est à peu près aussi puissante sur le plan explicatif (du libre arbitre) que la cohérence quantique dans les microtubules."

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Il nous faudrait un arbitre (libre) des élégances philosophiques ; qui pourrait être l'immense Baruch Spinoza.

"Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela que les hommes ont conscience de leur appétits et ignorent les causes qui les déterminent"… la chaîne des causes est infinie et ce que je veux résulte toujours de ce que je suis et fus. La volonté est toujours déterminée par son histoire."

Donc, ni clinamen, ni "puissance sur notre esprit".

Reste que Spinoza pense que nous pouvons atteindre un certain niveau (degré) de liberté par une meilleure connaissance de nos déterminants ; soit un appel à la culture... Mais cette culture est elle-même déterminée (milieu / temps / désir etc.) si l'on veut rester cohérent dans le cadre du déterminisme (et indéterminisme quantique) des lois naturelles. On ne peut pas s'affranchir facilement du déterminisme causal, pas plus que de l'indétermination quantique : ce serait revenir au clinamen sans oser le dire.

Cher Baruch : n'est-ce pas un ultime stratagème pour tenter de sauver un libre arbitre ontologique ?

En attendant sa réponse, il n'y a plus qu'à se faire son propre avis, déterminé, après avoir pris en compte quelques avis supplémentaires.

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous