Le philosophe Emmanuel Kant se refusait à « considérer
tout criminel comme un malade ». A son époque, la ligne de partage
entre santé et maladie était loin d’être celle de nos sociétés
« évoluées ».
Mais au fait, quelles sont les limites entre
santé (mentale) et maladie (mentale) ?
Pour René Leriche (1936) :
« la
santé c'est la vie dans le silence des organes »
Cette formule aussi élégante que lapidaire ne semble pas tenir compte des maladies mentales. D’où
une approche plus complète avec la définition actuelle de l’OMS[1] :
« La santé
est un état de complet bien-être physique, mental et social,
et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. Cette
définition a pour important corollaire que la santé mentale est davantage que
l’absence de troubles ou de handicaps mentaux. La santé mentale est un état
de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions
normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa
communauté. Dans ce sens
positif, la santé mentale est le fondement du bien-être d’un individu et du bon
fonctionnement d’une communauté. Les déterminants de la santé
mentale comportent des facteurs sociaux, psychologiques et biologiques
multiples déterminent le degré de santé mentale d’une personne à un moment
donné. Ainsi, des pressions socio-économiques persistantes sont des facteurs de
risque reconnus pour la santé mentale des individus et des communautés.
De son côté, le DSM-5 (outil diagnostic en psychiatrie 5ème
édition) définit le trouble mental comme...
« un syndrome
caractérisé par des perturbations cliniquement significatives dans la
cognition, la régulation des émotions, ou le comportement d'une
personne qui reflète un dysfonctionnement dans les processus psychologiques,
biologiques, ou développementaux sous-jacents au fonctionnement mental ».
La classification précédente (DSM-4) est
également intéressante bien que légèrement différente :
« le trouble mental est un « syndrome
comportemental ou psychique cliniquement significatif, survenant chez un
individu et associé à une détresse concomitante (p.ex., symptôme de souffrance),
ou à un handicap (p. ex, altération d’un ou plusieurs domaines de
fonctionnement) ou à un risque significativement élevé de décès, de souffrance,
de handicap ou de perte importante de liberté ».
Notons l'absence de référence à un quelconque Libre Arbitre... mais plutôt à l'existence de "déterminants".
Voyons ce qu’il en est du point de vue judiciaire. En ce qui
concerne les « authentiques » pathologies et handicaps mentaux (comme
les psychoses dont la schizophrénie, le trouble bipolaire et autres
« troubles psychiques et neuropsychiques avérés »), on assiste à un déplacement
de l’hôpital psychiatrique vers la prison, ce dont s’alarmait déjà il y a
près de 15 ans le Comité consultation national d’éthique (CCNE).
Selon la
dernière enquête épidémiologique de référence, plus de 20 % des personnes
incarcérées sont atteintes de troubles psychotiques dont 7,3 % de schizophrénie
et 7 % de paranoïa et autres psychoses hallucinatoires chroniques. Au total, 8
hommes détenus sur 10 et plus de 7 femmes sur 10 présentent au moins un trouble
psychiatrique, la grande majorité en cumulant plusieurs (troubles anxieux,
dépressions, troubles bipolaires, psychoses…). 35 % à 42 % des hommes étaient
considérés comme manifestement malades, gravement malades ou parmi les patients
les plus malades (étude de 2006). Des résultats qui font écho à une enquête
régionale menée entre 2015 et 2017 dans le Nord-Pas-de-Calais
: le taux de pathologies psychiatriques est 4 à 10 fois plus élevé en
prison que dans la population générale. 45 % des arrivants présentent au
moins deux troubles psychiatriques, et plus de 18 % au moins quatre[2]. Il semble assez clair que ces détenus étaient pour une grande part
« malades » avant d’entrer en prison. De là à penser qu’il pourrait
exister un lien fort entre la maladie mentale plus ou moins avérée et la faute
commise, il n’y a qu’un pas. Que je franchis.
Pour préciser ce point, regardons ce qui se passe avec ceux
que notre morale et notre justice considèrent à raison comme un
« patient » non « coupable », non responsable pénalement de
ses actes. L’article 122-1 du Code Pénal précise :
« N'est pas
pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits,
d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement
ou le contrôle de ses actes.
La personne qui
était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant
altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable. Toutefois, la
juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine
et en fixe le régime. Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci
est réduite du tiers (...) Lorsque, après avis médical, la juridiction
considère que la nature du trouble le justifie, elle s'assure que la peine
prononcée permette que le condamné fasse l'objet de soins adaptés à son état. »
Question d’importance : quelle est la définition du « discernement » et que
veut dire « contrôle de ses
actes » ? Et pourquoi « des
soins adaptés à son état » ? Il est malade, coupable, coupable d'être malade, malade d'être coupable... ou bien ?
Les "experts" ne disposent évidemment pas d’outils cliniques leur
permettant d’inférer directement le degré d’altération ou d’abolition du
discernement. Comme l’indique les travaux de la Fédération Française de
Psychiatrie :
« Dans
aucun pays il n’a été possible de lister tous les états pathologiques
conduisant a priori à une proposition d’abolition du
discernement et donc à une irresponsabilité pénale. »
Les psychiatres Gérard Rossinelli et Jean-Claude Penochet
précisent :
« Le
discernement et le contrôle des actes sont laissés à l’analyse du psychiatre.
Ces termes ne sont cependant pas des termes spécialisés et sont fréquemment
usités dans la langue courante, avec les fluctuations de sens liées à tout
terme polysémique. Ils ne sont pas associés à une séméiologie spécifique
dont l’étude serait inscrite dans la formation médicale. Leur appréciation
renvoie à des conceptions différentes tant chez les cliniciens que chez tout un
chacun, puisqu’elle se rattache aussi à notre conception de l’homme et de la
liberté individuelle.
Un concept à géométrie variable, ce qui n’est guère surprenant
tant l’assise philosophique du triptyque « discernement
- Libre Arbitre - contrôle des actes » est bancale.
En fait, le discernement ne bénéficie d'aucune définition
consensuelle, qu'elle soit juridique ou médicale. Tout au plus peut-on
parler de « capacité de distinguer
les actes autorisés des actes interdits ». Cette connaissance
« éducative » du bien et du mal, plus ou moins correctement intériorisée selon les cerveaux et les conditions socioculturelles des sujets, est en
compétition avec la survie : peut-on réellement reprocher à un « sans
domicile fixe » (SDF) affamé de voler une pomme ? Ou doit-on plutôt
se demander comment on devient SDF, comment on devient délinquant, criminel, et
ce qu’on a quelque part raté pour en arriver là[3] ?
Certains se sont posés la question du rôle de la génétique dans l'apparition de la délinquance, du crime... chez tel ou tel sujet. La
question des liens entre la génétique et la délinquance est un sujet complexe
et controversé, qui suscite un vif intérêt tant dans les cercles scientifiques
que dans le grand public. Depuis les premières théories biologiques de la
criminalité au XVIIIe siècle, les chercheurs explorent comment les facteurs
génétiques pourraient influencer les comportements antisociaux ou délinquants. Les
premières théories biologiques de la criminalité, comme celles de Cesare
Lombroso à la fin du XIXe siècle, associaient des traits physiques ou
héréditaires à une prédisposition criminelle. Lombroso suggérait qu’un tiers
des délinquants étaient des « criminels-nés », une idée aujourd’hui largement
discréditée en raison d'un déterminisme biologique réductionniste et de son manque de rigueur
scientifique La génétique n'est peut-être pas absente mais les facteurs environnementaux sont bien présents : Des
études épidémiologiques, incluant des études sur les jumeaux et les adoptions,
estiment que la génétique explique environ 41 % de la variance dans les
comportements antisociaux, le reste étant attribué à des facteurs
environnementaux. plusieurs variantes génétiques augmentent légèrement le risque.
Ainsi :
Gènes spécifiques
- MAOA (Monoamine
Oxidase A) : ce gène, souvent surnommé « gène guerrier », code pour
une enzyme qui régule les niveaux de dopamine et de sérotonine dans le
cerveau. Une variante à faible activité est associée à l’impulsivité,
l’agressivité et, dans certains cas, à des condamnations criminelles (odds
ratio [OR] = 2,8) (Australian Institute of Criminology). Une étude
finlandaise a montré que les porteurs de cette variante étaient 13 fois
plus susceptibles d’avoir un historique de comportements violents répétés.
- CDH13 (Cadherin
13) : ce gène est lié à des troubles comme le TDAH et la
toxicomanie, qui peuvent augmenter le risque de délinquance. La même étude
finlandaise a identifié une association entre une variante de CDH13 et des
comportements extrêmement violents.
Des
études récentes utilisent des scores polygéniques qui agrègent les effets de
multiples gènes, pour évaluer le risque de délinquance. Par exemple, une étude
sur les cohortes Dunedin et E-Risk a montré que les individus avec des scores
polygéniques plus faibles pour la réussite scolaire avaient un risque accru de
20 à 30 % d’avoir un casier judiciaire (IRR = 1,33 pour E-Risk, IRR = 1,21 pour
Dunedin). Ces scores prédisent également un début
précoce de la délinquance et un comportement antisocial persistant tout au long
de la vie.
Mais les facteurs environnementaux jouent un rôle crucial dans l’expression des
prédispositions génétiques. Une étude suédoise a examiné les interactions entre
trois variantes génétiques et des expériences positives ou négatives (comme les
conflits familiaux ou les abus sexuels) chez 1.337 jeunes, montrant que les
environnements défavorables amplifient les risques génétiques.
Par exemple, la consommation d’alcool ou de drogues peut exacerber les effets
des gènes MAOA et CDH13, contribuant à 5-10 % des crimes violents en Finlande.
Mais au fait, dispose-t-on d'études montrant - de près ou de loin, d'une manière ou l'autre - la "qualité" du libre arbitre ou du discernement des délinquants ? Que nenni. Il s’agit surtout de masquer autant que possible, avec cet euphémisme (eufumisme) « discernement », le fameux Libre Arbitre qui pourrait être
immédiatement contesté d'un point de vue philosophique. Ce que résume fort bien
Pierre Arpaillange, Garde des Sceaux, à la présentation du projet de loi de
réforme du code pénal devant l'assemblée nationale :
« Au même
titre que 1789 a mis fin à des pratiques que l'époque érigeait en dogme [...]
la période qui a suivi la Libération a refusé de tenir plus longtemps pour
intangible le principe d'explication par le libre arbitre de tout comportement
humain. Cette conception rigoriste, qui reposait sur le double postulat
du libre arbitre de l'homme et de l'efficacité de la peine comme moyen de
lutte contre la criminalité devait s'assouplir peu à peu au gré de l'évolution
- rapide - des idées au cours des XIXème et XXème siècles. » [4]
Mais alors, comment faire si l’on ne peut plus fonder
décemment nos punitions sur la notion de LA ? Pas si compliqué : il
suffit, comme on le constate tous les jours en matière judiciaire, de changer d’emballage en s’accrochant au « discernement » et au « contrôle des actes ». Car il faut bien punir avec un
semblant de légitimité puisque la notion de Libre Arbitre est défaillante. Il
suffit donc de changer piteusement de mots - sans les définir réellement - pour
que rien ne change. Ainsi, pour certains, il suffirait d’une « adéquation entre la volonté et
l'acte » pour que l'on puisse parler de contrôle de l'action. Certes,
mais ce serait à nouveau expulser du débat la question de la liberté de la
volonté. Qu’il y ait volonté, c'est évident. Que cette volonté soit libre de tout
déterminant interne et externe : c’est bien « la » question
essentielle.
Concernant la notion de « contrôle » plutôt que
celle de LA qui fleure trop le surnaturel, le psychiatre J.M. Pierre
écrit :
« Un
modèle neuroscientifique de comportement volontaire (aurait)
le potentiel de moderniser les notions médico-légales de responsabilité et de
sanction pénale afin d'éclairer les politiques publiques. En fin de compte, s'éloigner
du langage du libre arbitre vers le langage du contrôle volontaire
peut entraîner une meilleure compréhension de la nature de nous-mêmes. »[5]
Ce « contrôle
volontaire de l'action » n’est qu’un misérable stratagème de plus qui
reviendrait à « vouloir
vouloir », ce que dénonçait pertinemment déjà en son temps le
philosophe Thomas Hobbes. La volonté est le résultat chaotique d’un grand
nombre de déterminants conscients ou non, allant du désir à l’intérêt dans le
cadre de la survie, en passant par l’examen du possible et de l’impossible, du
socialement acceptable ou non, des risques divers, des affects du moment, de la
fatigue, des souvenirs et leçons des expériences passées, de l’opportunité
actuelle ou différée... Changeons un seul de ces éléments, par exemple ce qui
est « socialement acceptable » qui
est à géométrie variable selon les milieux et cultures, pour changer le vecteur final de la
décision. Le film « La vie est un
long fleuve tranquille »[6]
où deux enfants sont échangés à la naissance est une merveilleuse parabole sur
ce thème.
Autre stratagème cette fois sous la plume du docteur en
sciences cognitives Aurélien Nioche[7] :
exercer son libre arbitre, c'est simplement « faire
preuve de raison ». Quand on connait l’importance des fluctuations de
notre « raison » du fait des affects, des influences inconscientes,
des anomalies cérébrales, des traitements médicamenteux éventuels, des biais
cognitifs etc., « faire preuve de
raison » nécessiterait quelques explications connexes, voire plusieurs
ouvrages sur le sujet (voir La Boussole de la Raison).
Du même auteur : il faut...
« comprendre
le libre arbitre non comme quelque chose dont on disposerait pleinement ou
aucunement, mais comme quelque chose auquel on peut plus ou moins faire appel. Là aussi, il semble pourtant crucial
de pouvoir situer sur un gradient le phénomène dont on parle ».
Faire plus vague et incompréhensible sera difficile. « Le libre arbitre (...) auquel on peut
plus ou moins faire appel » : on peut plus ou on peut moins ? En
fonction de quoi ? On a la liberté de faire appel au LA « réel »
un peu, beaucoup, à la folie ? Quelle serait cette « liberté »
de faire jouer peu ou prou la liberté de la volonté ? Serait-ce la liberté
d’être libre ? Et je mets bien au défi qui que ce soit de « situer sur un gradient le phénomène
(LA) dont on parle ». Autant classer les licornes par la taille de
leur appendice frontal.
En pratique, les notions d’abolition, d’altération du
discernement ou du contrôle de ses actes ne sont pas des concepts
psychiatriques et ils ne signifient rien si le Libre Arbitre « réel » ontologique est une illusion. Si, comme je le soutiens, le « discernement-Libre Arbitre-contrôle des actes » est une fiction
philosophique, la question de savoir quelle est la différence entre l’abolition
et l’altération d’un concept surnaturel renoue complaisamment avec les
discussions théologiques byzantines les plus coriaces !
Qui plus est, rappelons que les experts ne disposent d’aucun outil clinique leur permettant d’inférer directement le degré d’altération ou d’abolition du
discernement comme l’indique les travaux de la Fédération Française de
Psychiatrie[8].
Les psychiatres Gérard Rossinelli et Jean-Claude Penochet
précisent :
« Le
discernement et le contrôle des actes sont laissés à l’analyse du psychiatre.
Ces termes ne sont cependant pas des termes spécialisés et sont fréquemment
usités dans la langue courante, avec les fluctuations de sens liées à tout
terme polysémique. Ils ne sont pas associés à une séméiologie spécifique
dont l’étude serait inscrite dans la formation médicale. Leur appréciation
renvoie à des conceptions différentes tant chez les cliniciens que chez tout un
chacun, puisqu’elle se rattache aussi à notre conception de l’homme et de la
liberté individuelle.[9]
Soit un concept à géométrie variable, laissé à l'appréciation de chacun, ce qui n’est guère surprenant
tant l’assise philosophique du triptyque « discernement
- Libre Arbitre - contrôle des actes » est bancale.
Un expert psychiatre se confie :
« On ne nous
pose jamais la question du Libre Arbitre (...) Je pense qu’un
expert qui répondrait en termes philosophiques serait vite remis dans le droit
chemin par le président, qui dirait : Écoutez monsieur, vous avez peut-être
des idées, mais enfin ce n’est peut-être pas ici que vous pouvez en débattre. »[10]
Ah bon ? Et où doit-il s’exprimer cet expert, si ce n’est
justement à cette occasion où l’avenir d’un humain est fondamentalement en
jeu ? Il va sans dire qu’un tel expert qui aurait des doutes sur le fond
n’aura pas l’occasion d’être à nouveau sollicité. Ne seront ultérieurement
désignés que les experts qui filent doux et restent dans le moule normatif du
moment (voir Expertises psychiatriques).
Il faut redire que notre justice légitime indûment les punitions.
Ainsi, sous la plume de Peggy Larrieu, Maître de conférences en droit privé et
sciences criminelles :
« Si
l’influence de prédispositions neurobiologiques est indéniable, elles
cohabitent ou rentrent en conflit avec d’autres déterminants d’origine sociale
et, c’est justement parce qu’il existe une compétition entre ces différents
facteurs biologiques et culturels, que l’idée
de libre-arbitre reste plausible. Tout au moins à la marge.» [11]
Plausible ? Une déduction bien risquée ; pour tout dire, fausse. Car les déterminants en compétition
produisent un chaos déterministe aux conséquences bien souvent imprévisibles,
mais qui reste de nature déterministe. Il est assez surprenant de voir qu’une
spécialiste de ces questions - qui ne fait, il est vrai, que reprendre la
philosophie générale de l’institution - peut d’un côté affirmer à juste titre
que l’on ne peut pas condamner (punir) un individu sans un minimum de « preuves »
factuelles, et de l’autre dire que l’on on est en droit de se contenter d’un libre arbitre « plausible » comme
seul garant philosophique pour punir. Plausible, vraiment ? Et la charge
de la preuve ? Bon, il est vrai que Peggy Larrieu prend quelques précautions :
un LA « à la marge »... Donc
on punit à 20 ans d’incarcération des humains sous couvert d’un Libre Arbitre
« plausible à la marge » ?
De la même autrice :
« On peut au
moins espérer que sur le chemin criminel (...) l’individu conserve un
pouvoir de veto, un pouvoir de bloquer le passage à l’acte. En tout état de
cause, à supposer que le libre-arbitre tient de la fiction, il s’agit d’une
fiction nécessaire au bon fonctionnement de la vie en société. En effet, si
nous étions certains d’être déterminés, nous n’aurions plus à nous soucier des
conséquences de nos actes ni de quoi que ce soit d’ailleurs. Il faut donc
nous résigner à faire semblant... »[12]
Étonnant, non ? D’une part, le droit de veto dans la chaîne de décision est effectivement de l'ordre d'une espérance totalement fictive.
Par ailleurs, l’autrice semble accepter l’idée d’un déterminisme absolu (!)...
puisqu’il faudrait « se résigner à
faire semblant » de croire au LA (!)... pour une raison
supérieure : le bon fonctionnement de la vie en société. Car « si nous étions certains d’être
déterminés, nous n’aurions plus à nous soucier des conséquences de nos actes ni
de quoi que ce soit d’ailleurs ». Toujours l'argument de la conséquence qui est toujours aussi irrationnel (voir Argument de la conséquence) ? Mais bien sûr que si, nous devrions
tenir compte des conséquences de nos actes, ne serait-ce que dans le cadre tout
banal de la survie, que l’on soit seul ou en société ! C’est même un
déterminant majeur. L’animal est soumis aux mêmes déterminants
exigeants de la survie quand il hésite entre attaque et fuite, alors qu’il est
censé être totalement déterminé, même pour les crédules du Libre Arbitre.
Pour revenir au fond en termes pratiques, il faut remettre en cause la séparation actuelle totalement incohérente entre :
- D’une part les
« troubles mentaux / maladies mentales » justifiables d’une prise
en charge psychiatrique en milieu fermé : comme on l’a vu, ils ne sont pas
considérés comme « coupables » en cas d’abolition totale du
discernement (LA) au moment des faits criminels ;
- D’autre part
les « troubles de personnalité »[13] qui
sont actuellement redevables de la prison en cas de crime ou délit, car eux sont « coupables » puisque censés avoir pu faire autre chose que ce
qu’ils ont fait (agression, crimes...) du fait d’une pleine possession de leur
discernement (LA) ou d’un discernement simplement altéré. Une injonction
thérapeutique peut toutefois être nécessaire (délinquants sexuels, toxicomanie
etc.) depuis la loi de 1998, mais ils ont tout de même droit à la
punition : ils sont coupables d’être malades...
Une avocate dans l’affaire du tueur en série
Guy George questionnait l’expert :
« Comment
pouvez-vous dire que Guy George n’est pas malade tout en étant incurable ? »
Oui, c’est vrai ça : comment est-ce
possible ?
En « bonne santé » mentale... mais incurable ?
Même incohérence quand, dans un même discours, un médecin ou un juriste peut à la fois considérer le chauffard comme un "alcoolique chronique" ou un "drogué" (maladies non choisies" librement") et que c'est une circonstance aggravante dans le délit routier pour lequel il est poursuivi. Il serait coupable de son alcoolisme ? Sinon, que veut dire circonstance aggravante comme si l'accusé avait pu choisir "librement" de ne pas boire avant de prendre le volant ? Incohérence à tous les étages ; et personne ne met jamais en cause ces raisonnements iniques.
Il est toujours révoltant de voir la mauvaise cuisine à l'oeuvre sur des sujets aussi graves : le condamné qui n'a pas toute sa tête bénéficie donc, comme on l'a vu, d'une réduction de peine d'un tiers. D'où vient ce choix d'un tiers ? Pourquoi pas 12 %, ou 74 % ? Et si on nommait Bart Simpson comme expert, pour être sûr ?
En résumé, les premiers sont des malades mentaux et doivent être traités. Les seconds ont commis une infraction plus ou moins grave mais n’ont qu’un trouble de la personnalité (pervers narcissique...) et seront punis dans la situation actuelle de notre institution judiciaire. Peut-on affirmer les yeux dans les yeux que des individus présentant des troubles de personnalité conduisant à des agressions, violences et meurtres ont une santé mentale tout à fait « normale » ?
Le psychiatre Ali Amad a examiné 83.000 scanners cérébraux :
« La recherche en
imagerie cérébrale appliquée a ainsi pu montrer que les maladies mentales
étaient associées à des anomalies de la structure et de la fonction du
cerveau. Ces données corroborent les conclusions venant de la génétique, de
la neurobiologie, et de la recherche pharmacologique clinique. Il s’agit d’une
évolution majeure dans la conception de la maladie mentale qui a longtemps été
définie par son absence de lésion « organique ». Il convient ici de souligner
que la dichotomie entre maladies psychiatriques et organiques (ou «
somatiques ») est encore très présente dans le vocabulaire médical. Pourtant, à
la lumière des recherches menées ces dernières décennies, cette dichotomie n’a
plus lieu d’être ».
Et comme l’écrit fort justement le psychiatre new-yorkais Abraham Halpern :
« Il n’y a aucune base moralement solide pour sélectionner une maladie mentale ou un défaut comme justification de la non culpabilité d’un individu tout en excluant d'autres déterminants comportementaux, tels que l'hérédité, la pauvreté, l'environnement familial et la privation culturelle. »
D'ailleurs, dans un monde qui serait - comme le pense la plupart de nos concitoyens, psychiatres et juges compris - régi par les lois naturelles déterministes au dessus desquelles régnerait un Libre Arbitre métaphysique (soit la position "compatibiliste"), comment expliquer que ce LA puisse s'altérer ? De lui-même ? Une sorte de suicide du LA ? A moins que ne ne soient plutôt quelques déterminants qui s'en chargent ? Mais alors, ce seraient les déterminants et les lois naturelles qui dominent alors qu'on nous affirme le contraire ?
Un joli sac de nœuds...
Prenons l'exemple de l'acrasie qui n'est même pas considérée comme un trouble de la personnalité. En
psychologie, l'acrasie fait référence à un manque de contrôle de soi ou de
discipline, souvent lié à des comportements impulsifs ou à une incapacité à
résister à des tentations immédiates. Une sorte de "névrose" qu'on appelle souvent "faiblesse / trouble de la volonté"* pouvant être observée dans divers
contextes, comme la gestion de l'alimentation, des finances ou des habitudes de
travail. Il y a souffrance de l'individu, sans "dérapage" du point de vue légal (sauf exception). On ne "contrôle" pas sa propre volonté dans ce cas... comme tant d'autres (voir Un psychiatre sceptique du libre arbitre... à raison !). De celui qui ne peut s'arrêter de fumer, boire, se droguer, on l'accuse d'un "manque de volonté". Qui se demande d'où provient ce "manque de volonté". Génétique ? Mais alors il en est victime et non coupable ! D'un libre arbitre déficient ? D'où provient cette déficience ? Ce qu'il a vécu ? A moins que cette déficience ne tombe du ciel... mais même dans ce cas, en quoi en serait-il coupable ?
En conclusion, l’Humain ne choisit pas « librement » sa maladie mentale ou son inadaptation sociale. C’est l’ensemble des déterminants en interaction chaotique permanente qui, à un moment donné, bien souvent imprévisible (chaos), produit le délit ou le crime. Il est parfaitement clair que le « bien-être social » est un élément fondamental de la santé. Un individu qui transgresse les règles communes - voire qui récidive - peut difficilement présenter un « bien-être social ».
Plus largement, comme le souligne cette étude :
« les marginalisés
d’une société ne bénéficient pas de l’état de droit de la même manière que les
autres membres de leur société, ce qui soulève la question de savoir si nous
pouvons justifier de punir les marginalisés dans les sociétés qui subissent une
injustice structurelle »
Et si nous arrêtions de barguigner, encore et toujours, pour préserver l’impossible au prix de l’incohérence, sous couvert d’un supposé libre arbitre surnaturel sans début de preuve ?
A ce stade de la discussion arrive immanquablement : "que faire face aux criminels et délinquants ?"
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