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La sociologie, poil à gratter politique...

Le champ sociologique n’est pas vierge de conceptions philosophiques et idéologiques, ne serait-ce que parce que la sociologie prétend adopter une démarche scientifique et non une simple "description littéraire" de la société. 

Deux conceptions - toujours bien actuelles - s’affrontent depuis les pères fondateurs de la discipline : Max Weber versus Emile Durkheim. Ces deux figures emblématiques de la sociologie proposent des approches différentes de la structure sociale et du libre arbitre des individus, car on ne peut pas faire l’impasse sur les déterminants au sens large en relation avec un Libre Arbitre (LA)... éventuel. Si l’on croit en un LA "réel" (liberté de la volonté), quelle serait la répartition entre des déterminants purs et durs (génétiques / environnementaux au sens large) et une "liberté de pensée" (LA) supposée des acteurs, dans les sciences humaines en général, en sociologie plus particulièrement ?

D'un côté, Max Weber met l'accent sur l'action sociale et la compréhension subjective (Verstehen) des comportements humains. Selon lui, les individus agissent en fonction de leurs croyances et de leurs valeurs, ce qui impliquerait une certaine forme de libre arbitre.

Durkheim, en revanche, insiste sur le rôle des faits sociaux qui s'imposent aux individus de manière contraignante. Pour lui, la société exerce une influence déterminante sur les comportements individuels, limitant drastiquement les effets d’un libre arbitre... s’il existait.

De nos jours, le sociologue Gérald Bronner (tendance Weber) laisse une bonne place au LA dans sa conception de la sociologie :

« Les modèles déterministes ne peuvent pas rendre compte de la complexité du social parce qu'ils ignorent le libre arbitre des individus - même si ce dernier reste contraint par les structures sociales et l'avancée des neurosciences ».

Soit un LA en partie contraint mais existant, une position philosophique dite "compatibiliste", une singulière « liberté » de la volonté des individus, contrainte par les déterminants sociaux et biologiques, « mais pas que » ! Du coup, quelle serait cette part de liberté contrainte ? On ne saura pas. On peut se demander par ailleurs comment un « travail de reconstitution de l'imaginaire mental des individus » (Bronner) se passerait de déterminants. Causa sui (cause de soi-même) ?

A l'inverse, le sociologue Bernard Lahire semble considérer que déterminismes et Libre Arbitre sont incompatibles : il faut donc éliminer cette hypothèse de LA dans le travail sociologique. Les neurosciences retrouvent bien une "sensation" de volonté libre mais aucunement un LA "réel", ontologique, et pour cause... (voir Searle et libre arbitre). 

Ainsi, dans son manuel de résistance « Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue culture de l’excuse »[1], Bernard Lahire analyse parfaitement cette ineptie d’une soi-disant « culture de l’excuse » qui a envahi le cerveau de Philippe Val, ancien directeur de Charlie Hebdo avec son « Malaise dans l’inculture », ainsi que celui du Premier ministre de l’époque, Manuel Valls et son rejet des « excuses sociologiques » nous infligeant ces propos :

« J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé [i.e. les attentats du 13 novembre 2015]. »

« La culture de l’excuse c’est fini » nous assène 9 années plus tard un autre premier ministre - Gabriel Attal - dans un contexte de violences juvéniles graves (avril 2024). On dira qu’il a l’excuse de la jeunesse et de l’ignorance. L’idée lumineuse de punir les parents défaillants tente de masquer les conditions à l’origine de ces défaillances. On se demande d’ailleurs bien pourquoi les grands-parents seraient innocents, et de fil en aiguille, remonter jusqu’à l’australopithèque qui ne devait pas être au fait des conseils de Françoise Dolto. 

Une certaine sociologie (Durkheim, Bourdieu, Lahire...) analyse et dénonce des conditions sociales déterminantes et délétères, ce qui ne plaît pas aux politiques en responsabilité. Quitte à punir, ne serait-ce pas plutôt les gouvernants qu’il faudrait sanctionner pour leur incurie chronique sur ces sujets ? C’est l’éducation des premiers ministres qu’il faut revoir en priorité. 

Comme le note Frédéric Lebaron président de l’Association française de sociologie, qu’aurait-on pensé si Manuel Valls et Gabriel Attal avaient déclaré, suite à un séisme meurtrier :

« J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des explications géologiques aux tremblements de terre. »[2] 

Sur un sujet différent bien que connexe, le rapport sur les radicalisations demandé à l’époque par l’Etat Français était pourtant des plus limpides :

« Les enseignements des sciences sociales sont la meilleure façon de lutter efficacement contre toutes les formes de terrorisme. Leurs analyses et explications proposées par les chercheurs qui se consacrent à ce domaine sont essentielles à cet égard. Connaître les causes d’une menace est la première condition pour s’en protéger. »[3]

Point de volonté libre (libre arbitre) dans tout ceci. Bernard Lahire rappelle fort justement que chaque individu est trop multisocialisé et trop multisurdéterminé pour qu’il puisse être conscient de l’ensemble de ses propres déterminismes qui interagissent de façon chaotique et imprévisible pour l'individu lui-même. 

Ce que ne veulent pas (sa)voir, par ethnocentrisme de classe quand tout va bien pour eux, ceux qui se contemplent le nombril qu’ils se sont « choisi en toute liberté », et du coup, se privent d’un certain horizon. Il ne s’agit évidemment pas « d’excuser » la barbarie des frères Kouachi lors des assassinats de Charlie Hebdo, pas plus que les crimes perpétrés par Poutine et ses soldats, le Hamas ou Israël (etc. la liste est longue), mais de comprendre d’abord comment on peut en arriver là[4]. Sans ce travail de fond, il n'y aura jamais un quelconque espoir de contenir le risque de nouvelles saloperies de ce genre. Que la prévention soit difficile, c’est évident. Qu’elle nécessite d’importants moyens, sûrement... 

Sociologie, psychologie et psychiatrie réunies pourraient - peut-être - expliquer pourquoi Philippe Val, Manuel Valls, Gabriel Attal et tant d'autres tiennent de tels propos ; et ce ne serait pas une « excuse » pour autant.

Pour quelques éléments supplémentaires : https://librearbitre.eu/accueil/sociologie/

Enfin, l'ouvrage de B. Lahire "Les structures fondamentales des sociétés humaines" (La Découverte - 2023 - 972 p) offre une synthèse aussi ambitieuse que réussie d'une théorie globale de la société. Une boussole essentielle : "les structures des sociétés humaines n’apparaissent que lorsqu’on les compare aux sociétés animales".

A lire absolument.

Et si vous avez 1 h - non pas à perdre - mais à gagner :

Et enfin 2h passionnantes - pour les plus passionnés - avec Bernard Lahire et Joachim Müllner (voir article concernant J. Müllner, psychiatre : Un psychiatre sceptique du libre arbitre... à raison !) :


[1] Bernard Lahire, ancien professeur à l’École normale supérieure de Lyon - https://journals.openedition.org/sociologie/2943 et https://laviedesidees.fr/La-sociologie-sans-excuses.html

[3] « Recherches sur les radicalisations, les formes de violence qui en résultent et la manière dont les sociétés les préviennent et s’en protègent » - https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/164000158.pdf#:~:text=Les%20recherches%20sur%20les%20radicalisations,%20les%20formes%20de%20violence%20qui

[4] « L’enfance misérable des frères Kouachi » - https://reporterre.net/L-enfance-miserable-des-freres-Kouachi

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Pour aller plus loin : le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous