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"Saucisse" de Frankfurt et courant alternatif

Reprenant à son compte un argument des stoïciens, l’éminent philosophe américain Harry Frankfurt affirme que le principe de l’alternativité[1], c’est-à-dire la possibilité de faire autrement, ne constitue pas un critère en soi pour définir la liberté. Pour lui, la responsabilité morale est compatible avec le déterminisme : une même action pourrait être à la fois déterminée et libre

Etonnant, non ?

Il faut malheureusement entrer dans le détail... Frankfurt distingue deux plans dans la volonté humaine[2] : un plan inférieur constitué de désirs spécifiques pour des buts précis qu’il nomme « désirs de premier ordre », et un plan supérieur qui se définit comme des jugements portés sur ces « désirs de premier ordre » et qu’il nomme « désirs de second ordre »[3]. Ce qui distinguerait un être humain d’un animal, ce sont pour lui ces « désirs de second ordre », là où le Libre Arbitre pourrait faire son œuvre

Selon l’auteur, l’Humain ne se contenterait pas de suivre ses désirs de premier ordre, contrairement aux animaux non humains. Pour reprendre l’exemple de Frankfurt, lorsqu’un chien voit des saucisses chez le boucher et qu’il est affamé, le chien désire manger les saucisses, les vole et les mange : il suit le désir de premier ordre, survie biologique oblige. 


En revanche, un être humain « normal » qui va chez le boucher, même s’il est affamé, ne va pas se précipiter sur les saucisses pour les manger (désir de premier ordre), car il sait qu’avant de satisfaire ce désir il doit acheter les saucisses, ce qui relève du « désir de second ordre » que l’on pourrait qualifier de culturel. Pour Frankfurt, la notion de liberté sous-tend un accord entre désir de premier et de second ordre. Un humain serait libre si ses actions suivent les désirs de premier ordre qu’il a approuvés en fonction de ses désirs de second ordre. Inversement, une personne n’est pas libre si elle suit des tendances (premier ordre) qu’elle ne souhaite pas avoir (second ordre) et qu’elle ressent comme étrangères à elle-même, comme cela arrive dans les cas d’addiction à la drogue où le Libre Arbitre serait impuissant... toujours selon Frankfurt.

On peut cependant objecter qu’un chien possède, tout comme l’animal humain, des désirs de premier ordre comme de second ordre tels que définis par l’auteur : si l’expérience du canidé lui a montré que le boucher donne des coups de bâtons en cas de vol (expérience / embryon de culture), le chien va attendre patiemment que le boucher tournedos[4]. Pourtant, les déterminations interviennent aussi bien sur le premier ordre que sur le second selon le matérialisme. Mais pour Frankfurt, un être humain doit être considéré comme libre à partir du moment où ses actions suivent les tendances qu’il a jugé comme justes, même s’il a été déterminé pour avoir précisément ce système de valeurs-là, et pas un autre. Un agent est donc responsable (coupable) pour une action s’il a approuvé, à l’aune des désirs (filtres ?) de second ordre, les désirs de premier ordre qui ont conduit à l’action.

La morale humaine passe donc par la rétribution du boucher avant de manger la saucisse. Mais que dirait Frankfurt d’un immigré affamé qui vole les saucisses quand le boucher s’est absenté ? Qu’il agit comme un chien ? Autrement dit, les « conflits » entre premier et second ordre sont de même nature déterminée chez l’animal et l’humain. Seul le "degré" de sophistication et non la « nature » du second ordre (morale / culture), peut faire une différence entre animal et animal humain. Mais dans les deux cas, le second ordre de Frankfurt ressemble fort à l’intervention d’un apprentissage « moral » au sens large qui fait la balance entre intérêt (désir) et coups de bâtons (sanction)... Point de liberté de la volonté dans un cas comme dans l’autre. Rien que des nécessités, quel que soit l’ordre. Ces deux ordres, comme le reste de l’univers, sont affaires de déterminations chaotiques, avec une culture et une morale du temps et du lieu qui ne peuvent pas échapper aux déterminants des plus simples aux plus sophistiqués.

Avec une certaine audace, on pourrait rapprocher la distinction de Frankfurt entre décisions / actions de premier et de second ordre des travaux de Daniel Kahneman (spécialiste d’économie comportementale et prix Nobel d'économie en 2002) qui identifie deux systèmes fonctionnels cérébraux : le « système 1 » et le « système 2 ». Le « système 1 » serait intuitif, rapide, ne nécessitant que peu d’énergie dans le cadre des décisions automatiques du quotidien, alors que le « système 2 » serait plus lent, rationnel et énergivore mais permettrait de corriger si besoin les décisions du système 1. Mais point de Libre Arbitre pour Kahneman dans ce processus alliant ces deux systèmes qui ne sont que le résultat d’une évolution déterministe afin d’optimiser nos actions dans le cadre de la survie, encore et toujours. 
En prenant comme exemple la technique de l’amorçage[5] très utilisée en psychologie expérimentale pour « manipuler » les cobayes humains, Kahneman écrit :

« La principale morale des recherches sur l'amorçage, c'est que nos pensées et notre comportement sont influencés, beaucoup plus que nous ne le souhaitons ou en avons conscience, par l'environnement du moment. Pour beaucoup de gens, les résultats de l'amorçage sont incroyables, parce qu'ils ne correspondent pas à l'expérience subjective. Tout aussi nombreux sont ceux qui les trouvent dérangeants, parce qu'ils menacent le sentiment subjectif de libre arbitre et d'autonomie. Si le contenu d'un économiseur d'écran sur un ordinateur sans importance peut affecter votre disposition à aider des étrangers sans que vous le sachiez, êtes-vous vraiment libre ? (...) « Comme vous n'avez que peu de connaissance directe de ce qui se passe dans votre esprit, vous ne saurez jamais que vous êtes parvenu à un jugement différent ou avez pris une décision différente du fait d'un infime changement dans les conditions de votre environnement. »[6]

Une petite influence inconsciente peut changer radicalement notre jugement : nouveau coup de bélier contre un LA « réel » qui serait - c’est le moins que l’on puisse dire - fortement influencé par notre inconscient.

Pour en revenir à Frankfurt qui reprend les idées du philosophe (compatibiliste) John Locke et adore manifestement les paraboles charcutières alambiquées, voici un stratagème pour noyer le poisson. Avec des motifs qui ne sont malheureusement pas précisés (c’est frustrant pour un lecteur du « Nouveau détective »), le docteur Frankfurtstein nous raconte :

« Le docteur Black veut tuer la femme de Jones. Pour parvenir à ses fins, il a implanté à son insu dans le cerveau de Jones un dispositif capable de prendre le contrôle de Jones et de le pousser à tuer sa femme. Mais le docteur Black sait que Jones a prévu de se débarrasser de sa femme. Le dispositif dans le cerveau de Jones est ainsi programmé pour ne s’activer que si Jones renonce à tuer sa femme. Jones tue sa femme de son propre chef et le dispositif n'est jamais activé. Dans ce cas, nous serions censés avoir l’intuition que Jones est moralement responsable de son acte, quand bien même il ne pouvait pas faire autrement. »[7]

Regardons de plus près : dans un cas, Jones tue sa femme « spontanément ». Il est donc « responsable ». Fort bien. Sinon, le dispositif l’oblige à tuer sa femme : contrairement à ce qu’affirme Frankfurt, il ne serait alors pas responsable. Le « vrai » responsable dans ce cas, c’est le Dr Black ! Et ce n’est pas parce que le résultat est le même (mort de Mme Jones) que les deux cas se superposent. Ainsi, notre sens commun fait la différence entre le meurtre intentionnel « spontané » et celui qui est conséquence d’une tumeur cérébrale frontale ou d’une schizophrénie, des maladies équivalentes au dispositif du Dr Black. Dans ces cas, Jones peut être tenu pour « responsable » au sens où c’est bien lui qui a tué sa femme (simple notion d’imputabilité), mais ne sera pas retenu comme « coupable » dans une conception matérialiste car pris de folie délirante par exemple, ou sous la dépendance du dispositif du Dr Black (ce qui revient au même) au moment des faits.Une grande partie des confusions de ces discours abscons provient d’une distinction qui n’est généralement pas suffisamment précisée entre responsabilité civile et pénale. Pour faire court, la responsabilité civile - sans infraction pénale - correspond notamment à l’imputabilité (« qui a fait quoi »), avec obligation de réparer les dommages causés intentionnellement ou non. La responsabilité pénale en l’état actuel du droit suppose également l’imputabilité (responsabilité « qui a fait quoi ») qui, si elle est reconnue devient une culpabilité et produit une peine (punition) prévue par les textes de loi réprimant l’infraction pénale (contravention, délit ou crime). Le problème de fond est : est-ce que Mr Jones en tuant spontanément sa femme est « coupable », c’est-à-dire qu’il aurait pu faire autrement, ou bien est-ce que ce sont ses déterminants GES (Génétique / Environnement / Stochastique) - et non un LA ontologique - qui sont aux commandes ?
 
Pour Krankfurt, on peut faire librement ce qu’on est obligé de faire. Étrange. On va certes à la selle "librement" mais on n'est pas libre de ne pas y aller à un moment ou un autre. Idem pour tant de choses dans la vie ; dont la mort.
Plus grave : comment des philosophes « sérieux » ont-ils pu donner crédit à ces fariboles / paraboles criminelles ? Il y a vraiment là un mystère de premier, deuxième, troisième ordre... pour le moins. Parfois, les analyses philosophiques se noient dans des descriptions d’ordres différents façon Frankfurt, des schémas généralement abstrus, de nombreux « cas » qui se veulent démonstratifs avec manipulation si possible (directe ou indirecte), diverses hypothèses fantaisistes... Bref, des générateurs de brouillard avec l’espoir qu’entre le concept X et le concept Y puisse jaillir une petite étincelle de liberté "réelle"  transcendante, à moins que ce ne soit entre le premier et le second ordre, à moins que...

Il faut dire que Frankfurt s’y connaît en baratin depuis qu’il a publié « De l’art de dire des conneries », livre dans lequel il discute de la manière dont les individus pourraient distinguer les « conneries » de la vérité. Conneries qu'il faut distinguer des simples mensonges proférés par des individus qui savent qu'ils mentent, alors que les conneries émanent de gens qui croient en ce qu'ils avancent, qui ne savent pas qu'ils ne savent pas. Il souligne que cette distinction entre vérité et connerie est souvent difficile à faire car les gens ont tendance à croire ce qui confirme leurs préjugés et leurs opinions préexistantes. Autocritique inconsciente de Frankfurt ? 
Le philosophe suggère que la meilleure façon de s'assurer de la véracité d'une information est de la vérifier soi-même en se basant sur des sources fiables et en faisant preuve d’une certaine rigueur intellectuelle. C'est tellement vrai ! 

Soit une belle pétition de principe trop rarement mise en œuvre. En commençant par lui.

[1] En anglais : « the principle of alternative possibilities (PAP) »

[2] « Freedom of the will and the concept of a person » - Journal of Philosophy LXVIII/1 - 1971

[3] On retrouve un peu dans ce désir de second ordre le droit de veto abordé dans les expériences de Libet

[4] Désolé, je n’ai pu résister. Mon désir de premier ordre (jeu de mot facile) l’a emporté sur le désir de second ordre (éviter le ridicule et ne pas compromettre la légitimité du propos). Comme quoi, les désirs de premier ordre peuvent l’emporter, même chez l’animal humain...

[5] Technique dans laquelle l’introduction d’un stimulus influence la façon dont les gens réagissent à un stimulus ultérieur. L’amorçage fonctionne en activant une association ou une représentation en mémoire juste avant l’introduction d’un autre stimulus ou d’une autre tâche.

[6] « Système 1 / système 2 » - 2012 - Flammarion - p. 145 et 253

[7] « Qui a peur du déterminisme ? » 

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Pour aller plus loin : le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous