Il est toujours déroutant de constater à quel point les philosophes peuvent avoir des points de vue différents sur à peu près tout, tout comme des artistes cherchant à se distinguer à la fois de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains.
La philosophie doit probablement être un art comme les autres : rien n'est "vrai", tout est subjectif. Une affaire de goût, en somme... à moins de bien vouloir prendre la philosophie "au sérieux" (voir Philosophie : des questions sans réponses ?).
Ainsi, les philosophes analytiques sont globalement plutôt compatibilistes (déterminisme et liberté de la volonté coexistent chez l'humain). Pourtant, l’éminent philosophe compatibiliste et théiste P. van Inwagen écrit :
« Si le déterminisme est vrai, alors nos actes sont les conséquences des lois de la nature et des événements d'un passé lointain. Mais ce n'est pas à nous de décider ce qui s'est passé avant notre naissance, et cela ne dépend pas non plus de nous quelles sont les lois de la nature. Par conséquent, les conséquences de ces choses (y compris nos actes actuels) ne dépendent pas de nous. » [1]
P. van Inwagen affirme donc ici que le Libre Arbitre n’est pas compatible avec le déterminisme ; il semble opter pour la position incompatibiliste. Mais par ailleurs il affirme que ce LA existe bel et bien ! Ce qui revient à dire que le déterminisme est faux ?
De toute façon, que le déterminisme et/ou l’indéterminisme ("chaotique" ou quantique) soient aux manettes de l'univers, le Libre Arbitre ne peut exister dans aucun des deux cas. Un LA qui serait livré à l’action du hasard ne veut plus rien dire car un lancer de dés pour décider des petites comme des grandes choses ne peut pas s’appeler Libre Arbitre. Mais P. van Inwagen prétend que si un faisceau de causes, tant physiques que psychologiques, a caractérisé le moment où le délinquant a commis un vol, et si la situation devait - ou pouvait - être répétée strictement à l’identique, il est possible que le larcin ne soit pas commis cette nouvelle fois. Difficile à comprendre dans un monde déterministe, même en regardant de près son argumentation, et bien difficile à prouver puisqu’il ne semble exister dans notre monde que des situations uniques, impossibles à répliquer strictement dans les moindres détails.
(voir L'argument de la conséquence).
Notons que par la suite, P. van Inwagen concédera qu’il ne sait pas très bien ce qu’est le Libre Arbitre et qu’il faudrait lui trouver une autre désignation. Laquelle ? Il ne sait pas !!
Mais est-ce bien utile de désigner par une nouvelle expression, un nouveau mot, quelque chose qui ne peut exister ? La Licorne n'existe pas, mais la Loucorne, qui sait ? Car personne n'a prouvé scientifiquement que la Loucorne n'existait pas, pas plus que la Licarne, la Loucarne, la Coularne, la...
Alors vous voyez bien ! Mais il faudrait se rappeler que prouver l'inexistence de quelque chose est impossible. Pouvez-vous prouver que le Père Noël, le Yéti, les dieux, Satan, le paradis et l'enfer, la pierre philosophale, la vie éternelle... n’existent pas ?
Des artistes vous dis-je...
Heureusement, comme il l’admet humblement dans une échappatoire au devoir de cohérence :
« la philosophie n’est pas forcément réservée à ce monde et l’amour de la sagesse n’est pas limité à la vie sur terre. »[4] ! ??
Proche de la thèse de Peter van Inwagen, Ghislain Le Gousse, agrégé et docteur en philosophie, soutient dans un ouvrage[5] très argumenté que la liberté morale - c’est-à-dire la liberté requise par la responsabilité morale - consiste dans un pouvoir d’agir autrement, c’est-à-dire le « principe des possibilités alternatives (PAP) », ce qui est incompatible avec le déterminisme causal. Mais on ne peut pas faire autrement que ce que l’on fait : une évidence. Mais pas pour tout le monde (voir Peut-on faire autrement ?).
Et justement pas pour David Lewis, autre philosophe analytique qui pense pouvoir violer les lois de la nature[6] d’une certaine manière (au sens faible évidemment), soit une sorte de demi-miracle, une nouvelle contorsion afin de légitimer la thèse compatibiliste affirmant à la fois que tout est déterminé, mais que le Libre Arbitre « réel » ontologique est tout de même concevable ; soit un mariage forcé entre lois naturelles et pensée magique. Je soutiens que les lois naturelles n’ont jamais donné leur consentement à ce mariage contre nature. Il faut noter que ce « pouvoir d’agir autrement » est central dans la réflexion sur la responsabilité versus la culpabilité. Il suffit de lire un résumé de l’encyclopédie philosophique sur la « Responsabilité morale » pour se rendre compte de la complexification à l’envi de certains philosophes[7] concernant cette question.
- S’embusquer et surgir brusquement ;
- Courir après la proie jusqu’à épuisement de celle-ci ;
- Chasser en meute pour encercler le gibier.
Au passage, des techniques de chasse bien connues des humains.
Bref, l’animal « choisit librement » de s’embusquer, ce qui est à tout prendre nettement moins fatiguant. Décision qui fonctionne effectivement bien, une fois... mais pas les 9 fois suivantes. A la dixième tentative (impératif de survie), le félin a toujours les 3 mêmes choix théoriques, mais aussi une certaine expérience déterminante des réussites et échecs selon le choix de la technique de chasse... Peut-on affirmer que le guépard pouvait faire autrement dès la première tentative ? Il n’y a aucune raison de le penser car il voulait chasser sans trop se fatiguer, ce qui est pertinent (moindre coût concernant l'objectif de survie). A la dixième tentative, doit-il changer de stratégie du fait des expériences peu concluantes de la simple embuscade ? Il y a quelques chances qu’il change de stratégie s’il veut survivre.
En fait, les choix sont devant nous et nous prenons la décision la plus favorable... en apparence (car nous n'avons jamais toutes les cartes en main et les biais cognitifs ne sont jamais loin). Pouvons-nous réellement faire autre chose que ce que l’on fait, animal comme humain ? Rien n’est moins sûr. Le cerveau du guépard ne représente que 0,5 % de sa masse corporelle quand celui de l’humain en représente 2 %. Le cerveau de l’humain est nettement plus sophistiqué, plus performant du point de vue cognitif (langage, planification, réflexion, analyse et synthèse etc.) alors que le guépard est nettement mieux loti du point de vue olfactif et en vitesse de pointe. Mais ces différences ne sont qu’une affaire de degrés, non de nature. Affirmer que le guépard ou l’humain « peut faire autre chose que ce qu’il fait » mériterait au moins un début de théorie ou de preuve autre que le simple sentiment qu’on en a. En l’absence d’éléments crédibles, cette hypothèse est proprement surréaliste, mystique.
Toujours dans la lignée compatibiliste, le philosophe Bob Doyle dénonce dans son ouvrage[8] le discours « scandaleux » qui serait actuellement livré aux étudiants en philosophie, prolégomènes affirmant que l’humain n’est qu’une « machine biologique » (voir L'humain : un "robot" biologique ?).
Horreur ! L’auteur ne peut s’y résoudre et propose une solution au problème du Libre Arbitre passant - pour simplifier (?) - par 4 niveaux :
« Je propose qu'il y ait quatre niveaux dans le développement évolutif du libre arbitre (...) Au niveau le plus bas, la sélection est instinctive. Les critères de sélection sont transmis génétiquement, façonnés uniquement par des expériences ancestrales. Au deuxième niveau se trouvent les animaux dont les expériences passées guident leurs choix actuels. Les critères de sélection sont acquis par l'expérience, y compris l'instruction par les parents et les pairs. Les animaux de troisième niveau utilisent leur imagination et leur prévoyance pour estimer les conséquences futures de leurs choix. Au plus haut niveau, (l’humain ?) la sélection est réflexive et normative. La délibération consciente sur les valeurs de la communauté influence le choix des comportements. »
Doyle s’inquiète des répercussions morale en cas d’incrédulité concernant le LA dans la lignée de l’argument de la conséquence. Mais à moins de faire intervenir la Licorne-LA dès son premier niveau (« sélection instinctive »), je n’y vois qu’une nouvelle tentative de sauvetage du LA par les cheveux, comme nous dit Friedrich Nietzsche. D’un premier niveau « déterminé » ne peut pas pas surgir, dans cette escalade de niveaux, un effet émergeant tout à coup non déterminé, surnaturel. Car toutes les émergences, même les plus sophistiquées (conscience, esprit, morale etc.), obéissent aux lois naturelles qui les ont constituées (voir L'émergence de LENIA).
Si vous y trouvez intérêt, avec un
certain courage, voici quelques liens du blog abordant d'autres positions
artistiques... pardon, philosophiques :
- Ayn Rand : libertarienne
- Kane : libertarien
- Sartre : la liberté absolue
- Searle : philosophie de l’esprit et libre arbitre
- Dennet et le compatibilisme
- Smilansky et le devoir de mentir au bon peuple
- Frankfurt et ses salaisons
[1]
« Essai sur le libre arbitre » - VRIN - 2017 - p. 56
[2]
« Libre arbitre et déterminisme » - https://www.franceculture.fr/conferences/libre-arbitre-et-determinisme
[3]
Par foi ?
[4]
« Vérité du christianisme ? » - VIDEO Youtube - https://www.youtube.com/watch?v=q-1VlvsVTOY
[6]
« Comment peut-on violer les lois de la nature ? L’argument compatibiliste
de David Lewis » - https://www.revue-klesis.org/pdf/Klesis-Lewis-8-LeGousse.pdf
[8] « Free will
scandal » - https://informationphilosopher.com/books/Free_Will_Scandal.pdf - 2011 - p.382
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Pour aller plus loin : le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous