Dans les quelques philosophes libertariens ayant écrit sur le Libre Arbitre (LA), Robert Kane est peut-être le plus connu.
Le courant libertarien considère que seule la liberté de la volonté (= libre arbitre) est aux commandes dans les comportements humains. Les déterminants internes et externes - que les libertariens contestent, qu'ils soient biologiques ou environnementaux - ne font pas le poids face à une liberté totale triomphante que l'on pourrait rapprocher de la conception Sartrienne. Nous aurions cette propriété extraordinaire dans l'univers d'être "cause de nous-mêmes" (causa sui), affirmation insoutenable abandonnée par les scientifiques mais encore bien vivace en philosophie et en politique (voir https://illusionlibrearbitre.blogspot.com/2024/05/moi-moi-moi-ayn-rand-la-libertarienne.html).
C'est le cas de Robert Kane qui soutient (depuis 60 ans !) que les agents (humains !) dans un monde indéterminé peuvent posséder un Libre Arbitre, et ont ainsi "le pouvoir de faire des choix dont ils ont la responsabilité ultime", pouvoir qui ne peut être expliqué qu'en fonction de leur propre volonté (c'est-à-dire leur caractère, leurs motifs et leur volonté). Plus une profession de foi qu'un raisonnement rationnel, d'autant que Kane considère que ses positions ne sont pas en contradiction avec la notion de déterminisme et le corpus scientifique qui en découle.
Mais comme d'habitude avec les tenants de l'hypothèse libertarienne, Kane ne se demande à aucun moment d'où viendrait la volonté X plutôt qu'Y... L'animal n'aurait-il pas de "volonté" (chasse / reproduction / survie au sens large) sans posséder pour autant de Libre Arbitre selon Kane et l'ensemble des libertariens ?
- Un lancer de dés en dehors de la conscience ?
- Une déviation des atomes dans leur course dépendante des lois naturelles ?
- Et par quelle "force" ? Le clinamen* d'Epicure ? Qui viendrait d'où si ce n'est des lois naturelles déterministes et indéterministes alors que les lois de la thermodynamiques interdisent toute déviation des atomes non causée par une force préalable ?
- Ou bien la "force" d'un "Monsieur Plus", super héros non détecté malgré nos études de plus en plus poussées (IRM...) ?
- Enfin, la responsabilité morale dépendrait de la fausseté du déterminisme, alors que le déterminisme est infalsifiable (non réfutable / impossibilité de prouver sa "fausseté") et sert de base théorique (axiomatique) à toute tentative scientifique. Pour un naturaliste scientifique déterministe, l'indétermination du monde est en relation avec le chaos déterministe et non l'indéterminisme quantique qui ne peut de toute façon pas agir à l'échelle des neurones (chaleur / humidité...).
Soit un sacré mic-mac pour les experts et les juges, comme dans le cas d'un toxicomane qui développe une bouffée délirante au point de tuer une dame âgée (voir https://illusionlibrearbitre.blogspot.com/2024/05/un-psychiatre-sceptique-du-libre.html).
Finalement, Kane pense pouvoir s'appuyer sur l'argument de la conséquence : il nous faut bien un Libre Arbitre pour légitimer la punition des contrevenants... Argument de la conséquence plus que discutable (voir https://illusionlibrearbitre.blogspot.com/2024/05/quelles-consequences-de-largument-de-la.html).
Mais Kane avance qu'une certaine science - à défaut d'une science certaine - va bien dans son sens puisque des études ont montré que les gens se comporteraient mal s'ils ne croyaient plus dans ce fameux libre arbitre, avec pour conséquence une augmentation des comportements antisociaux tels que la tricherie (Martin, Rigoni, et Vohs, 2017; Vohs et Schooler, 2008), le racisme (Zhao, 2014), et l’agressivité envers les autres (Baumeister et al, 2009), ainsi qu’une diminution des attitudes prosociales exprimées dans les comportements altruistes (Baumeister, 2009) et coopératifs (Protzko, Ouimette, et Schooler, 2015). Donc, sans croyance dans un LA "réel" (et non la simple sensation de volonté libre), point de salut nous montrerait cette avalanche de résultats scientifiques. Sans la croyance profane dans le LA, la morale s’effondrerait au profit du plus fort, du plus agressif, du plus raciste.
Ces résultats méritent qu’on s’y attarde un peu.
Regardons par exemple la méthodologie de l’étude Baumeister : les participants lisent et
intériorisent une série d'énoncés qui encouragent ou rejettent explicitement le
sens du choix personnel libre (volonté libre ou Libre Arbitre
« réel ») et de la responsabilité de ses actions dans le cadre d’une
procédure de type Velten[1].
Autrement dit, on crée deux groupes « sous influence » dont l’un est
renforcé dans la responsabilisation / culpabilisation de ses actes (croyance
dans le LA « réel »), alors que l’autre groupe est
« déresponsabilisé » de ses actes (du fait d’un déterminisme absolu)
et donc, agir dans son propre intérêt égoïste deviendrait moralement acceptable.
Malheureusement, cette méthodologie présente plusieurs
biais ; au moins 3 que j’appellerai pour simplifier, le biais
d’induction, d’immunité et de population :
1) Biais d’induction concernant la procédure de
type Velten employée, procédure qui est loin d’être parfaite :
« les
chercheurs continuent de débattre à propos de l’origine des changements
d’humeurs observés après induction : sont-ils dus aux items présentés ou à des effets
de demande, c’est-à-dire la volonté des sujets de se conformer aux
attentes de l’expérimentateur ? »[2]
En fait, on ne sait pas si les « cobayes » de
l’étude sont persuadés des arguments des deux inductions opposées -
responsabilité (culpabilité) de ses actes versus
absence de responsabilité (culpabilité) -, ou s’ils répondent à l’examinateur
en fonction des attentes perçues par cette « autorité » comme on l’a
vu dans l’expérience de Milgram ; voire tout simplement pour faire plaisir à la
blouse blanche.... Soit un biais qui fausserait considérablement les résultats.
2) Biais d’immunité impliqué dans toutes les
études citées plus haut : en fait, le « match » est truqué dès le
début. Car convaincre les membres d’un groupe qu’ils peuvent faire ce qu’ils
veulent et qu’il n’y aura aucune conséquence réelle à leur conduite dans le
cadre de ce « jeu », c’est leur donner pendant le temps de
l’expérience une immunité qui n’a rien à voir avec « la
vraie vie ». On peut rapprocher ce scénario du jeu du dilemme du
prisonnier en un seul coup : on sait que trahir est alors la stratégie la
plus rentable comme l’ont bien compris les restaurateurs (pas tous !)
d’une station balnéaire quelconque qui proposent une fausse bouillabaisse pour
le prix d’une vraie. Comme ils ne reverront pas ces clients de passage, autant
en profiter ! Cependant, il n’est pas impossible que sans immunité
artificielle (par ex. : amende en cas de tricherie, de comportement
raciste etc. c’est-à-dire ce que l’on risque dans « la vraie vie »),
les comportements auraient pu être tout autres !
3) Biais de population : toujours dans cette
étude, les cobayes étaient « des
adultes intelligents et dévoués, dont environ la moitié étaient actifs dans
l'Église mormone »[3].
Et l’on sait que la notion de libre arbitre n'est pas sans importance pour les
religieux en général, et les mormons en particulier. Les auteurs ont juste
« oublié » de mentionner ce « détail » dans l’énoncé du
protocole de leur étude, ce qui est pour le moins scabreux quand on entend
faire de la science.
Si l’on avait plutôt montré au groupe « le LA réel n’existe pas » que tout être humain est déterminé par ses gènes, son environnement, et que, dans cet environnement justement, tout n’est pas possible pour autant car il faut compter avec les autres qui ont leur propre intérêt respectable, avec d’éventuelles sanctions de leur part en cas de manquement à une certaine morale, fruit de l’évolution... On se retrouverait alors plutôt dans un dilemme du prisonnier itéré (répété), ce qui ressemble déjà plus à la « vraie vie » (voir https://illusionlibrearbitre.blogspot.com/2024/05/un-sacre-dilemme-pour-la-morale.html). On aurait alors évité ce biais qui rend les résultats des études mis en avant par Kane... terriblement discutables.
En fait, comme le montre l’excellent article de Miles[4], philosophe et spécialiste des sciences sociales, Baumeister ne parle même pas de déterminisme mais de fatalisme, ce qui fausse totalement ses résultats au-delà des biais énoncés précédemment.
Miles précise :
« En Grande-Bretagne,
et très probablement en Amérique, 69 à 83 % de la population pourrait utiliser
le mythe du libre arbitre pour excuser l’indifférence à l’égard des pauvres. Le
libre arbitre n’est peut-être que l’excuse principale que beaucoup utilisent pour
légitimer un mépris pour les pauvres qui existerait indépendamment de leur
croyance déclarée dans le libre arbitre, mais l’affirmation du libre arbitre
fournit néanmoins une feuille de vigne éthique pour un tel mépris qui serait
bien plus difficile à rationaliser (et donc tolérer) sans le mythe du libre
arbitre. Par conséquent, le mythe du libre arbitre n’excuse pas
seulement l’indifférence à l’égard de la pauvreté, il crée et entretient en
premier lieu une grande partie de cette pauvreté. »
Ne serait-il pas plus simple, et plus sûr d’un point de vue scientifique,
de trouver des cobayes qui pensent déjà que le LA est une illusion versus des croyants dans le LA sans
avoir à « fabriquer » de façon artificielle et discutable des convictions
probablement précaires ? Les auteurs pourraient faire ainsi l’économie de bien
des biais précédents. Faut-il incriminer un manque de moyens ? Peu
crédible. Une certaine incompétence ? Je n’ose y croire. Une
« volonté libre » ? Ma foi...
Plus sérieusement, une question n’est jamais abordée dans ces travaux : les spiritualistes et autres croyants du LA « réel » sont majoritaires dans la population et généralement croyants dans le LA par défaut. Ils n’ont pas eu la chance d’investir le sujet et ont adopté le « sens commun » sans autre forme de procès. En revanche, les sceptiques du LA se recrutent plutôt du côté des philosophes et des scientifiques (psychologues, psychiatres, neurobiologistes, physiciens, anthropologues, sociologues...). Ces chercheurs, intellectuels et autres BAC + 6 à 12, incrédules du LA, seraient donc - si l’on en croit les études précédentes - plus souvent racistes, antisociaux, tricheurs, escrocs, agressifs etc. Ils formeraient donc des cohortes de délinquants et de prisonniers que l’on nous cache sans doute dans des geôles reculées.
Pourtant, Robert Sapolsky (biologiste) semble mener une vie honorable et gratifiante malgré
sa désillusion sur le libre arbitre, et il en est de même pour des philosophes et scientifiques sceptiques
du LA comme Spinoza, Diderot, d’Holbach, Pereboom, Caruso, Pinker, Churchland,
G. Strawson, Wegner, Honderich, Balibar, Atlan, Changeux,
Dupuy, Ogien, Waller, Harris, pour n’en citer que quelques-uns. Je tiens à préciser que mon casier judiciaire est actuellement
vierge.
Depuis toujours, les gens s’entretuent en croyant au libre arbitre (sous l'œil bienveillant d'un dieu quelconque puisque chacun a dieu de son côté) ; LA qui donne de belles justifications pour découper, ébouillanter, saigner, écarteler, enfermer, punir son prochain... puisqu’il aurait pu (dû) faire autrement cet infidèle, ce mécréant, ce délinquant, ce meurtrier !
Et puis il existe des études plus récentes qui relativisent très nettement, voire inversent totalement les résultats précédents qui semblaient prouver qu’on se conduirait mal si l’on ne croyait pas au LA ontologique :
- Une étude[5] de 2020 regroupant 5 sous-études tente de reproduire l’étude princeps conduite par Vohs et Schooler (2008). Cette dernière avaient montré que ne pas croire au LA augmentait notamment les comportements de tricherie. Patatras ! La nouvelle étude ne retrouve pas du tout les résultats princeps et précise même :
« Nos
efforts ont été largement infructueux. Nous suggérons que la manipulation des
croyances du libre arbitre d'une manière robuste est plus difficile que ce qui
a été suggéré par des travaux antérieurs, et que le lien proposé avec un
comportement immoral peut ne pas être aussi cohérent que les travaux précédents
le suggèrent (...) Les inquiétudes concernant la prétendue érosion des mœurs
de la société à la suite des récentes avancées scientifiques sont probablement
déplacées. »
Cerise sur le gâteau, cette étude précise également :
« Il
convient de souligner qu'à ce jour, plusieurs autres tentatives pour
reproduire et étendre conceptuellement les découvertes de base de Vohs et
Schooler ont abouti à des résultats incohérents - soit en échouant à
manipuler avec succès les croyances du libre arbitre, soit en n'ayant pas
réussi à trouver que leur manipulation réussie influence systématiquement les
croyances du libre arbitre sur le comportement moral. »
- Une autre étude[6] a utilisé des chocs électriques (intensité non dangereuse) - avec petite rémunération à la clé - sur des cobayes consentants qui étaient tour à tour agent déclenchant des chocs, puis victime subissant des chocs. Résultats :
"Nos résultats montrent que les participants qui ont été préparés avec un texte défendant le déterminisme neuronal – l’idée que les humains ne sont qu’un simple amas de neurones guidés par leur biologie – ont administré moins de chocs électriques et se sont montrés moins vindicatifs envers l’autre participant (...) Nous avons observé que la non-croyance au libre arbitre avait un impact positif sur la moralité des décisions envers autrui."
Soit tout l’inverse des résultats démontrant la soi-disant immoralité des sceptiques du LA.
Autant de résultats qui ne confortent absolument pas les propos de Kane concernant le risque social d'un scepticisme dans le LA !
Il est merveilleux de voir à quel point on peut tordre les choses en philosophie : Robert Kane croit au LA ontologique et utilise l'argument de la conséquence pour nous convaincre quand Saul Smilansky, autre philosophe d'importance, ne croit pas au LA ontologique mais nous affirme qu'il faut y croire en utilisant le même argument de la conséquence (voir https://illusionlibrearbitre.blogspot.com/2024/05/un-libre-arbitre-necessaire.html).
Quant au compatibilisme (déterminant et Libre Arbitre seraient compatibles), voir https://illusionlibrearbitre.blogspot.com/2024/09/dennet-et-le-compatibilisme.html.
Chacun jugera !
[1]
Cette procédure repose sur la présentation de films, d’images ou de musique
ayant une tonalité émotionnelle spécifique. Le sujet utilise activement ce
matériel en imaginant une période de sa vie où il a pu faire l’expérience de
l’état émotionnel évoqué pour se mettre dans cet état. Dans sa version
originale, il s’agit pour le sujet, de lire et d’essayer de ressentir l’humeur
suggérée par 60 phrases décrivant aussi bien des autoévaluations positives ou
négatives (par exemple : « je ne suis pas sûr(e) d’être une personne digne
d’intérêt », « c’est super, je me sens vraiment bien, je me réjouis des choses
»), que des états somatiques (« je me sens plutôt mou »), ou encore des
situations dont l’intensité émotionnelle évolue de manière croissante.
[2]
« Procédures d’induction d’humeurs en laboratoire : une revue
critique » - 2008 - https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0013700607000103
[3] « Attention
à l'expérimentation vaudou » - https://rolfzwaan.blogspot.com/2013/03/beware-of-voodoo-experimentation.html
[4] Voir
notamment les phrases (stabilo jaune) de la page 14 - https://marzat-informatique.fr/sarlmedia/Miles%202013.pdf
[5] « Does encouraging a belief in determinism increase cheating? Reconsidering the value of believing in free will» - Thomas Nadelhoffer - 2020 - https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32593841/
[6] « L'influence de la (in)croyance au Libre Arbitre sur le comportement immoral » - Emilie A. Caspar - 2017 - https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5239816/
*Le clinamen est un concept de la physique épicurienne, souvent attribué à Épicure et développé par Lucrèce dans son œuvre De rerum natura. Il désigne une déviation "spontanée" et "aléatoire" des atomes par rapport à leur chute dans le vide. Cette déviation permet aux atomes de s'entrechoquer, ce qui est essentiel pour la formation des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste. Mais pour cela, il faudrait introduire une force qui viendrait... de nulle part.
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