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Daniel Andler et la tentative de "dissolution" du libre arbitre !

Daniel Andler est une figure éminente de la philosophie française, ancien mathématicien et actuellement Professeur Émérite à Sorbonne Université, ainsi que membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Ses intérêts de recherche se concentrent principalement sur les fondements des sciences cognitives et leurs implications pour la compréhension des affaires humaines, avec une attention particulière portée aux modèles de l'esprit, au rôle du contexte / situation et au raisonnement. 

La position de Daniel Andler sur le libre arbitre humain ne se réduit pas à une simple affirmation ou négation de son existence, ni ne s'inscrit clairement dans les catégories traditionnelles du compatibilisme ou de l'incompatibilisme. Au contraire, son approche se veut une posture nuancée caractérisée par un "naturalisme critique" - que d'autres taxeraient de naturalisme honteux - qui vise à intégrer les avancées des sciences cognitives et de l'intelligence artificielle tout en préservant un espace distinct et irréductible pour l'agentivité humaine (= contrôle, intentionnalité et activité que l'individu exerce sur le monde extérieur), la conscience et la responsabilité morale. Andler propose une démarche méta-philosophique qui cherche à "dissoudre" le problème traditionnel du libre arbitre plutôt qu'à lui apporter une solution directe.

On peut s'interroger sur ce "choix" de statut quo se résignant à vouloir dissoudre un problème philosophique qui n'aurait pas trouvé de consensus depuis 2000 ans alors que les conséquences humaines et sociales de l'existence ou non d'un libre arbitre ontologique sont des plus prégnantes (notamment culpabilité et punitions versus simple responsabilité). Daniel Andler souligne pourtant que les sciences humaines deviennent plus robustes et pertinentes pour les questions sociétales, et que le naturalisme joue un rôle important dans cette évolution. Mais il considère qu'il faut ériger des limites à la naturalisation complète des phénomènes humains. 

Andler considère que les agents humains ne sont pas simplement déterminés causalement à suivre les normes et qu'ils possèdent la capacité de choisir de s'y conformer ou non. Le comportement normatif humain ne saurait être entièrement réduit à une explication purement naturaliste. Toujours pour cet auteur, si les actions humaines font partie du monde naturel, notre connaissance et notre explication de la manière dont les humains prennent des décisions dans des contextes complexes et singuliers ne peuvent être entièrement saisies par les méthodes scientifiques naturalistes actuelles. Ainsi, l'agentivité humaine introduit un niveau de contingence et de particularité qui ne peut être entièrement prédit ou expliqué par les seules lois naturelles générales. Il soutient que les sciences humaines comprennent une composante essentielle idiothétique (dispositions personnelles, ne s'appliquent qu'à certaines personnes) et descriptive qui est connectée, mais seulement partiellement, au réseau de régularités et de contraintes mis en lumière par leurs sous-disciplines naturalistes. Pour lui, l'agentivité, la conscience et le libre arbitre ne peuvent se résumer à des processus purement physiques ou biologiques. Question : mais quels sont donc les éléments naturalistes qui échapperaient au monde physique (et biologique) ? Aucune réponse à ce stade... ni pas la suite.

Certes, évidemment, l'Humain, comme l'animal d'ailleurs, fait des choix, des centaines voire des milliers, tous les jours, conscients, inconscients ou réflexes. La question est justement de savoir si ces choix peuvent - même partiellement - être libres de toute détermination interne comme externe, consciente comme inconsciente. Si les lois naturelles s'appliquent toujours et partout, ce dont ne doute pas Daniel Andler je présume, il ne reste aucune place pour un libre arbitre ontologique qui défierait ces lois. Et ce n'est pas parce que "les humains prennent des décisions dans des contextes complexes et singuliers, décisions qui ne peuvent être entièrement saisies par les méthodes scientifiques naturalistes actuelles" qu'il existerait des trous spiritualistes dans la causalité. La science passe son temps à boucher ces trous avec des explications de plus en plus sophistiquées, et il faut se faire à l'idée que nous risquons de ne jamais connaître "tout" ; ce qui laisse de beaux jours aux fervents du Dieu bouche-trou ou des lacunes (Nietzsche), ainsi qu'aux asiles des ignorances (Spinoza).

Et alors ? Est-ce une raison suffisante pour passer par dessus bord le naturalisme strict, seul paradigme permettant un semblant de connaissance ? Le philosophe mathématicien Andler se pose, comme beaucoup, ce type de question : un meurtrier pourra-t-il dire au tribunal que c'est son cerveau qui a commandé son geste criminel, et qu'il faut donc soigner son cerveau plutôt que trancher la tête (ou enfermer le corps) ? Cet exemple souligne l'importance des implications éthiques, juridiques et sociétales si le libre arbitre ontologique et la culpabilité morale (et non la responsabilité) devaient être entièrement détruits par une explication scientifique purement naturaliste. La réponse naturaliste est assez simple et cohérente : oui, il faut soigner le cerveau plutôt que trancher la tête, tout en mettant hors d'état de nuire le délinquant ou meurtrier dans des conditions respectant les droits de l'humain. Il ne sera libéré que lorsque le degré de dangerosité sera jugé compatible avec la vie sociale au sens large (voir "Que faire ?")

Concernant l'IA, Andler rejette la notion d'une "superintelligence" éventuelle de la machine comme étant une croyance issue de la science-fiction, la décrivant comme un "concept faussement intangible" qui gagne une plausibilité indue par sa longue présence dans la fiction. A l'inverse de cet auteur, d'autres annoncent que nous poserons bientôt des questions à l'IA et que notre intelligence humaine limitée sera insuffisante pour "comprendre" les réponses ! Si l'on tient compte de l'énormité des connaissances fournies à une IA sans cesse améliorée, cette projection concernant une éventuelle superintelligence n'est pas à écarter d'emblée. D'ailleurs, quel pourcentage de l'humanité comprend "réellement" l'équation E=mc², comment "marchent" le téléphone et l'IRM, comment notre cerveau crée des images pour combler la tache aveugle dans notre vision etc. On vit avec toutes ces ignorances sans grandes difficultés, et mon hubris supporte très bien l'existence de machines ou d'humains plus intelligents que moi ; en fait un atout de taille pour ma (notre) survie.

Andler a raison de mettre l'accent sur les différences actuelles entre l'humain et l'IA concernant les qualia, la sensibilité, les émotions - absentes chez l'IA - alors que l'Humain possède un corps sensible et une histoire évolutive, soit des compétences émotionnelles et sociales essentielles pour l'intelligence humaine. Mais rien n'empêchera à l'avenir certains spécialistes de doter l'IA de récepteurs idoines, par exemple concernant l'odorat....

Reste à savoir si ces avancées éventuelles sont souhaitables. En particulier, faire naître chez l'IA un instinct de survie comme il existe chez l'Humain (et l'Animal) pourrait - étant donné la puissance de ces machines - poser de sérieux problèmes. Chez l'Humain déjà, certains instincts fantasmés de survie et/ou de grandeur peuvent conduire à des atrocités (restauration de l'empire russe...).

Pour en revenir au libre arbitre, la mention explicite de la thèse de doctorat (encadrée par Daniel Andler) de Stefano Cossara, "Pour un quiétisme pragmatique : en finir avec le débat sur le libre arbitre", est très révélatrice de l'approche méta-philosophique de ce dernier. L'objectif de la thèse - "Dissoudre le problème du libre arbitre plutôt que de le résoudre" -, s'inspirant de l'approche "négative et thérapeutique'" de Wittgenstein qui attribue les problèmes philosophiques à une confusion dans l'usage des mots, suggère fortement qu'Andler approuve, ou du moins explore activement, une refonte du débat sur le libre arbitre. Ce "quiétisme pragmatique" implique que la dichotomie traditionnelle déterministe/libertarienne pourrait être un problème mal posé découlant d'ambiguïtés linguistiques ou conceptuelles, plutôt que d'une véritable énigme métaphysique nécessitant une solution définitive. Cela s'aligne avec son "naturalisme critique" en suggérant qu'une explication scientifique complète pourrait ne pas résoudre le problème philosophique du libre arbitre de manière directe, mais plutôt nécessiter une clarification des concepts eux-mêmes, préservant ainsi la signification pratique et éthique du libre arbitre sans avoir besoin de trouver une "solution" au sens traditionnel.  Autrement dit, arrêtons de discuter du sujet puisque personne ne l'a résolu, ce qui restaure une certaine quiétude peut-être... mais ne résout toujours pas la question de savoir si l'on est en droit de punir ; ce qui renforce le statu quo actuel qui est bien celui de punir, punir et encore punir (voir "PUNIR, sinon...").

Ne pas prendre position est une prise de position. 

Daniel Andler est de fait compatibiliste ("les déterminants... mais pas que" ou '"les lois naturelles... mais pas que"), tout en se déclarant naturaliste... Nous ne sommes pas à une incohérence près sur ces sujets. 

Au passage, la confusion linguistique /conceptuelle entre la responsabilité (doit rendre des comptes) et la culpabilité (aurait pu faire autrement) est malheureusement la norme, tout particulièrement chez les anglo-saxons. Il faut pourtant bien séparer la responsabilité (c'est bien cet homme qui a tué un passant au hasard) de la culpabilité (il est schizophrène et "en crise", donc non coupable... mais responsable évidemment). Pratiquement toutes les études en philosophie expérimentale concernant le concept de libre arbitre questionnent les sujets sur la responsabilité - par exemple et pour simplifier - d'un criminel avéré. Les réponses sont : "oui il est responsable". Les chercheurs en déduisent que la majorité des sujets questionnés croient en un libre arbitre "réel". Bien évidemment qu'il est "responsable" ! Mais la question n'est pas celle-ci mais celle-là : aurait-il pu faire autrement ?

La confusion - déjà précisée - entre un choix et un choix libre n'est pas sans brouiller la réflexion.

Une autre confusion délétère est celle assimilant autonomie et libre arbitre. L'animal est autonome dans son milieu naturel, sans libre arbitre pour autant, même pour les plus croyants dans cette chimère métaphysique. 

Sans oublier la confusion permanente entre la sensation de liberté de la volonté que tous les humains ressentent au quotidien et la réalité ontologique d'un libre arbitre qui n'a pas de place dans le naturalisme, même critique. L'étude de Darby (2018) a bien montré le connectome reliant l'aire cérébrale qui nous donne la sensation d'agentivité avec une autre aire concernant la volition (voir "Dennet et le compatibilisme"). La sensation de libre arbitre est affaire de neurones et de synapses ; rien de plus, rien de moins.

Finalement, Daniel Andler pense que le libre arbitre « réel » ontologique reste une question ouverte que nous n’arriverons jamais à cerner complètement[1]. Comme d'ailleurs Dieu, l'origine de l'univers (multivers ?), la nature "réelle" - en soi - des choses etc. Ce qui n'est pas une raison pour ne pas prendre position à partir de ce que l'on sait quand des conséquences plus ou moins funestes pour la vie (survie) humaine sont en jeu, comme c'est le cas pour cette question du libre arbitre qui ne peut pas être "dissoute"... sauf à considérer qu'il ne peut tout simplement pas exister dans un paradigme naturaliste - critique ou non - et d'en tirer les conclusions qui s'imposent !

Du fait des connaissances scientifiques que nous avons acquises avec le choix d'un paradigme naturaliste (même "critique") plutôt que spiritualiste : la charge de la preuve est du côté du croyant, ici comme ailleurs. 

Et croire que l'on peut simplement dissoudre le sujet : c'est tout de même un peu court.

[1] « Quelle place pour le naturalisme dans le monde d'aujourd’hui ? » - podcast 

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous