La question n'est pas nouvelle. Elle se pose depuis que des philosophes et scientifiques ont commencé à douter de l'existence d'une liberté de la volonté (libre arbitre) du fait des lois naturelles universelles auxquelles l'Humain ne peut échapper. Plus récemment, des psychiatres et neuroscientifiques enfoncent le clou (voir https://librearbitre.eu/accueil/psychiatrie-neurosciences/).
En effet, si tout est déterminé (+ indéterminisme de la mécanique quantique) par ces lois naturelles, on ne voit pas très bien comment il pourrait exister un libre arbitre "au-dessus" de ces déterminations / indéterminations. La volonté serait donc déterminée / indéterminée comme le reste de l'univers. Exit donc culpabilité et punitions, ce qui remet en cause philosophiquement tout notre arsenal judiciaire pénal.
D'où des propositions comme celle de la « défense sociale » initiée par le juriste et sociologue belge Adolphe Prins qui écrit dès 1910 :
« Le droit
pénal nouveau envisage des êtres sociaux qui ont des devoirs envers la
communauté, et il voir surtout dans le criminel l’individu qui porte atteinte à
l’ordre social (...) Le Moi est un mystère et l’on ne fonde pas le droit de
punir sur un mystère » [1]
Il proposait une nouvelle conception de la justice pénale,
fondée sur la défense de la société contre les individus dangereux, plutôt que
sur la répression des infractions. Il s’inspirait ainsi des théories de la
criminologie positiviste, de la psychiatrie et de la sociologie de l’époque,
pour réformer le droit pénal et la politique criminelle. Cette proposition a
été reprise par le juriste et magistrat Marc Ancel avec sa « défense
sociale nouvelle » qui tend à protéger la société dans un contexte plutôt
conséquentialiste[2]
en prévenant la récidive plutôt que de punir à tout-va... et - rajouterais-je -
du fait que punir n’a pas de sens en l’absence de LA[3] et
de culpabilité.
Pour Marc Ancel qui se rattache à la tradition chrétienne
dans le cadre doctrine sociale de l’Eglise catholique[4] :
« La peine a
pour fonction primordiale la réadaptation sociale du délinquant, seule
de nature à concilier la protection de la collectivité avec l'intérêt
véritable de l'individu à qui elle restituera sa pleine valeur de personne
humaine consciente de sa dignité et de sa responsabilité »[5]
Au passage, il semble exister - comme dans toute religion
d’ailleurs - une contradiction formelle entre d’un côté la doctrine sociale de
l’Eglise catholique qui promeut solidarité et compassion (l’Humain fils de
Dieu), et de l’autre l’affirmation de la liberté de la volonté (LA)[6]
de la créature qui permet la culpabilisation de celle-ci, car elle a fait mal
et aurait pu faire mieux. Ce mélange de chaud et froid donne finalement toutes
sortes de températures allant de l’Inquisition à sœur Thérésa, du petit Jihad
au Croissant Rouge.
Pour en revenir à la défense sociale nouvelle, il est certain
que le quantum de dangerosité ou le
risque de récidive - termes que l’on préfère utiliser actuellement - est
particulièrement difficile à apprécier, soumis qu’il est aux exigences sociales
sécuritaires du moment, aux influences de l’environnement d’un individu avec
ses propres fluctuations psychologiques. Certains - tel Pierre-Marie Sève
responsable de « l’institut pour la justice »[7] -
vouent aux gémonies cette « défense sociale nouvelle », considérée
comme laxiste du fait d’une « idéologie gauchiste » des magistrats
français dans leur ensemble. Comme si les convictions de Pierre-Marie Sève
échappaient à toute idéologie ! Entre le tout sécuritaire et un laxisme
généralisé, la place du curseur est difficile à fixer ; il ne peut l’être
que de façon provisoire dans une culture et une société donnée, une politique
et l’idéologie majoritaire du moment.
Quelques mots sur la détention lorsqu’elle est jugée nécessaire, notamment dans le cadre d’une dangerosité détectée : sans LA « réel », elle ne doit en aucun cas être « punitive ». Ni humiliation, ni brimades, ni violences comme on peut actuellement le constater vis-à-vis des détenus « pointeurs », exemple parmi d’autres. Ce terme « pointeur » désigne dans le jargon pénitentiaire un condamné pour viol ; ils sont de plus en plus nombreux en milieu carcéral du fait de l’évolution des mœurs et sont la cible des autres détenus avec passage à tabac ou lynchage, y compris lors des « promenades » sous les yeux des représentants de l'administration pénitentiaire qui laissent faire ou arrivent « trop tard »[8]. Les bonnes âmes vous diront que ne n’est pas bien grave ; que ces pointeurs méritent quelque part leur sort... Soit une réaction stupide si ces pointeurs n’ont pas plus de Libre Arbitre « réel » que les bonnes âmes. Ces « pointeurs » devraient être regroupés et isolés du reste de la population pénale, ce qui est loin d’être toujours le cas, notamment dans les petits établissements. Dans le même ordre d'idée, les conditions du "mitard", punition dans la punition*, sanction profondément inhumaine et destructrice, constituent une honte quotidienne dans le pays des droits de l'humain. Il est vrai que les tentatives de suicide au cours du mitard - quinze fois plus élevé qu’en détention ordinaire - ne peuvent que réjouir les nostalgiques de la peine de mort encore très nombreux selon les sondages : plus d'1 français sur 2 la regrette cette bonne vieille guillotine (pour les autres ; enfin, en dehors de leur famille en tout cas). Que des braves gens, surtout à droite (RN pour 85 % et LR pour 71 %)**.
Plus généralement, en prison comme ailleurs, les droits de l’Humain devraient être respectés. Ce qui signifie que chaque fois qu’il est possible, un détenu devrait pouvoir travailler - ce qui est de moins en moins le cas ces dernières années -, avoir droit à une certaine intimité dont des aménagements concernant la sexualité, recevoir des visites, pouvoir communiquer... sauf évidemment dans les cas où le délinquant pourrait en profiter pour continuer un « business » délictuel ou effacer des preuves, suborner ou faire pression sur des témoins etc. C’est la raison pour laquelle les téléphones portables sont légalement interdits et pourtant très présents[9] malgré les « brouilleurs » de fréquence qui sont de toute façon actuellement inopérants avec la 5G...
Pour en revenir à la détention (maison d’arrêt[11], centre de détention[12] et maison centrale[13]) - qui peut être jugée nécessaire pendant un certain temps dans le contexte d’une certaine dangerosité des prévenus ou des condamnés : elle doit être respectueuse des droits humains. Un minimum de surface - à définir - pour une « cellule » salubre, avec un confort certes minimal mais suffisant, avec la possibilité d’être seul si souhaité, de s’exercer physiquement, d’avoir accès à des activités culturelles et de bénéficier d'un enseignement visant au meilleur épanouissement de la personnalité humaine, d’obtenir un emploi utile et rémunéré, lequel facilitera la réintégration sur le marché du travail, de bénéficier d’un service de santé digne de ce nom etc. Je ne vais pas faire ici la liste de ce que devraient être les droits des détenus adoptés par l'Assemblée générale des Nations Unies[14] (1990). Cette détention, quand elle est nécessaire, ne devrait pas être destinée à punir mais seulement à mettre en œuvre une évaluation régulière de la dangerosité, fournir des soins psychologiques / psychiatriques jugés nécessaires et préparer la réinsertion. La création de Centres de réintégration dirigés par des pairs (ex-détenus) semble aller dans le bon sens[15]. Des associations comme « Wake up Café » aussi[16].
Il faudrait également investir la notion de désistance[17],
c’est-à-dire tout ce qui amène un individu à quitter la voie de la délinquance,
un champ d’études développé dans les pays anglo-saxons. Selon Jean-Claude
Bouvier, juge d'application des peines :
«C'est un
changement de paradigme. C'est un concept plus intéressant que celui de
récidive : on ne recherche plus pourquoi les gens récidivent dans une optique de
contrôle, mais pourquoi ils s'en sortent. Pas seulement parce qu'on les a
surveillés, mais parce qu'ils ont eux-mêmes choisi de changer de vie. »
Selon l'Association des juges d'application des peines,
« Ce qui semble
déterminant dans la capacité du condamné à ne pas récidiver, c'est la stratégie
individuelle qu'il est en mesure de mettre en place pour initier un changement
de vie.»
Notons qu'il existe depuis 2014 un observatoire de la récidive et de la
désistance[18].
Bref, du pain sur la planche avec nécessité de quelques subsides pour mettre en place un tel programme... qu'il faudrait dans un premier temps appliquer sur une zone test afin d'examiner à la loupe les conséquences dans une balance bénéfices/risques en rapport avec les coûts directs et induits.
Mais rien ne sera possible sans la remise en question préalable d'un libre arbitre délétère ; et là aussi, il y du pain sur cette planche.
Dans l'article "Que reste-t-il de la défense sociale
nouvelle ?"
(https://www.cairn.info/revue-de-science-criminelle-et-de-droit-penal-compare-2017-2-page-261.htm)
et le podcast ci-dessous, Vincent SIZAIRE (magistrat) nous parle de Marc ANCEL
et des bases d'une criminologie humaniste.
Voir également des propositions connexes comme celle cet auteur ( https://librearbitre.eu/static/pdf/Borbonfr.pdf) et un point plus général sur la justice dans le cadre du naturalisme scientifique (https://librearbitre.eu/accueil/justice/).
* https://oip.org/analyse/discipline-en-prison-la-punition-dans-la-punition/
[1] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58219746/f12.item.texteImage
[2] Théorie
selon laquelle ce sont les conséquences d'une action donnée qui doivent
constituer la base de tout jugement moral
[3] Marc
Ancel ne s’est pas prononcé sur l’existence ou non d’un Libre Arbitre
« réel » mais semblait en douter : « La défense sociale nouvelle postule philosophiquement le
libre-arbitre mais demeure réservée sur ce problème, extérieur aux données et
au domaine de la politique criminelle appliquée. » - « La défense
sociale nouvelle » - 2e éd. p. 226
[4]
« Compendium de la doctrine sociale de l'église » -https://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20060526_compendio-dott-soc_fr.html
[5]
« La défense sociale nouvelle » - https://www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1954_num_6_4_9111
[6] « Mais cette liberté n'est pas
illimitée : elle doit s'arrêter devant “l'arbre de la connaissance du bien et
du mal”, car elle est appelée à accepter la loi morale que Dieu donne à
l'homme. En réalité, c'est dans cette acceptation que la liberté humaine trouve
sa réalisation plénière et véritable » - Jean-Paul II, Encycl. Veritatis
splendor, 35: AAS 85 (1993) 1161-1162
[7] « Face
à Rioufol - Intervention de Pierre-Marie Sève » - VIDEO Youtube - https://www.youtube.com/watch?v=JD183qn0LZ0
[8] « A
Metz, plaintes en série des détenus "pointeurs" » - https://www.lexpress.fr/actualite/societe/fait-divers/a-metz-les-detenus-pointeurs-denoncent-des-violences_2045405.html
[9] « Ce qui n'entre pas dans une prison, c'est parce que la porte n'est pas assez grande » selon les propos d'un directeur de prison...
[11] Accueille
les détenus qui ne sont pas encore jugés (détention provisoire) ou qui sont
condamnés à des peines inférieures à 2 ans
[12] Prisons
dans laquelle les détenus qui y séjournent présentent les meilleures
perspectives de réinsertion (travail, études, logement...) pour des condamnés à
des peines d'au moins 2 ans
[13] Accueille
les détenus les plus « difficiles »
[14] « Principes
fondamentaux relatifs au traitement des détenus » - https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/basicprinciplestreatmentofprisoners.aspx
[15] « Finding help and hope in a
peer-led reentry service hub near a detention centre: A process evaluation » - https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/36800339/
[16] « Réinsertion
des ex-détenus - Barthélemy - SPEAK UP » - VIDEO Youtube - https://www.youtube.com/watch?v=JNmoKnq0dqk
[17]
« Les Sorties de délinquance» sous la direction de Marwan Mohammed - 2012
- La Découverte https://www.franceculture.fr/oeuvre/les-sorties-de-delinquance-theories-methodes-enquetes
[18] Processus
par lequel l’auteur d’une infraction sort de la délinquance ou de la criminalité
(par opposition à la récidive) - http://www.justice.gouv.fr/prison-et-reinsertion-10036/observatoire-de-la-recidive-et-de-la-desistance-12918/
- Rapport annuel de 2017 : http://www.justice.gouv.fr/art_pix/rapport_ord_def_2017.pdf