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La science peut-elle aider à comprendre - voire infléchir - la moralité humaine ?

O tempora, O mores (« Quelle époque ! Quelles mœurs ! »)

En termes de "morale", il existe à la fois des universaux et des différences notables entre les communautés humaines comme le montre une large étude :

"Sur la base de 70 000 réponses à trois dilemmes, recueillies dans 10 langues et 42 pays, nous documentons un modèle qualitatif universel de préférences ainsi que des variations substantielles au niveau des pays dans la force de ces préférences. En particulier, nous documentons une forte association entre une faible mobilité relationnelle (où les gens sont plus prudents pour ne pas aliéner leurs partenaires sociaux actuels) et la tendance à rejeter les sacrifices pour le bien commun, ce qui peut s’expliquer par le signal social positif envoyé par un tel rejet."

Les mœurs évoluent constamment sous diverses influences et déterminants, dont les découvertes scientifiques. L'esclavage n'est plus ce qu'il était depuis que l'on sait, notamment, que les races n'existent pas du point de vue biologique*. 
On sait aussi que certaines hormones jouent un rôle clé dans la régulation des émotions, du comportement et, par extension, du jugement moral. Le cerveau, en particulier les régions telles que l'amygdale, le cortex préfrontal et l'hypothalamus, est directement impliqué dans le traitement des informations émotionnelles et morales, et les hormones (ocytocine, testostérone etc. étude) peuvent influencer l'activité dans ces régions.
L'impact de la pédophilie sur le vécu des jeunes victimes est pris en compte depuis peu :


Et l'arrivée du web avec des réseaux sociaux quasi sans modérateurs (X) ne simplifie guère les choses comme le précise cette autre étude :

"Tout comme la bombe atomique a changé la façon dont les nations font la guerre et la pilule contraceptive a changé la façon dont les gens ont des relations sexuelles, Internet a changé la psychologie morale. La tendance humaine à se soucier des questions morales telles que l’équité, la réciprocité et l’empathie s’est adaptée au cours de l’évolution pour mieux fonctionner dans des sociétés petites et soudées où les gens dépendaient directement de leurs liens sociaux étroits pour survivre. Aujourd’hui, l’environnement dans lequel vivent les gens subit un changement qui est sans doute plus important que celui de la révolution agricole il y a 12 000 ans (...) Nous expliquons comment Internet perturbe les instincts moraux fondamentaux de l’humanité. Notre analyse explique comment la psychologie morale évoluée des gens facilite leur exploitation au moyen d'algorithmes, de flux d'actualités sans fin et de contenus scandaleux."

Mais au fait, la morale humaine, abordée généralement en tant que concept exclusivement philosophique, aurait-t-elle en partie un fondement biologique naturel ? La morale : une explication évolutionniste ?
Question fort intéressante développée dans le livre "Comment nous sommes devenus moraux" (1) de Nicolas Baumard (Odile Jacob) que l'on peut compléter par celui de Stéphane Debove « Pourquoi notre cerveau a inventé le bien et le mal » (HumenSciences - 2021). Pour ces chercheurs spécialistes en psychologie évolutionnaire (Evopsy), dès la naissance les humains sont prédisposés à produire des jugements moraux, condition d’une coopération réussie au sein d’un groupe humain. Un peu comme le sens du goût qui n’existerait que parce qu’il nous fait absorber les nutriments non toxiques dont l’organisme a besoin. Or il n’y a de bonne coopération que si on y gagne plus que ce qu’on y perd et les partenaires qui « trahissent » représentent un risque de perte dans l’économie relationnelle (voir la tension entre coopération et trahison dans un sacré dilemme pour la morale). Nous serions donc naturellement portés à juger comme étant injuste et répréhensible toute action où une personne manifeste une tendance à ne pas payer sa "part" au sens large, la coopération l'emportant "naturellement" sur la trahison (dilemme du prisonnier).

Cette vidéo "récapitulative" de la chaîne Youtube "Homo Fabulus" de Stéphane Debove nous propose une vision naturaliste de la morale humaine, sans Kant, ni Hobbes, ni Rousseau... sans surnaturel et donc, sans dieu. Le visionnage de l'ensemble des vidéos de ce chercheur n'est assurément pas une perte de temps et sa position sur le concept de libre arbitre ontologique ne peut que me ravir.

On pourrait objecter que les comportements de prédation dans la nature (les lionnes mangent plus souvent les gazelles que l'inverse) et les inégalités généralisées entre humains (hiérarchie, accaparement par certains de ressources limitées, esclavage et domination...) pourraient remettre en question cette conception apparemment idéaliste d'une coopération qui l'emporterait sur le trahison, ; mais c’est une autre question qui n’invalide pas le concept dans la mesure où d’autres déterminants - tout aussi prégnants - sont à l’œuvre du point de vue évolutionnaire. Par exemple, la croyance (erronée mais largement entretenue) dans un libre arbitre ontologique humain (= volonté libre) soutient notamment un concept de méritocratie légitimant la domination et l'exploitation de ceux qui n’auraient pas « choisi » le « bon » libre arbitre, et - de manière pourtant dénuée de "mérite" - les « bons » parents, la « bonne » société, la « bonne » couleur de peau, la « bonne » nationalité etc. (voir le Libre Arbitre : QUEZACO ?), ce que l'on peut rapprocher de la sélection de parentèle "égoïste". Rien n'est simple, il faut en convenir.

D'ailleurs, la psychologie évolutionnaire (ou évolutionniste) est l’objet d’attaques argumentées de philosophes, biologistes, anthropologues... considérant que cette science serait vouée à l’échec. Ses détracteurs lui reprochent un" manque d'assise empirique et théorique", ainsi qu'une "propension à naturaliser les conduites et les rapports de domination entre groupes humains"... Peut-on vraiment affirmer que l'évopsy justifierait la domination ? Je n'en vois pas trace. 
Prenons un exemple connexe : le plaisir de manger du sucre et des graisses est probablement né de la rareté de ces ressources énergétiques dans l'environnement préhistorique. Aujourd'hui, ces denrées sont facilement accessibles et ce penchant naturel pour le sucre et les graisses persiste avec des conséquences délétères que l'on connait dans l'environnement actuel. Il n'est pas inutile de reconnaître cette détermination ancestrale afin de mieux adapter nos efforts éducatifs et politiques pour combattre ce nouveau fléau avec la nécessité - comme bien souvent - de "penser contre son cerveau". 

De la même manière, comprendre comment - et dans quels buts - se sont mis en place des catégories morales à connotation biologique peut permettre de rectifier le tir dans le cadre d'une évolution culturelle en marche : constater la prédation masculine durant des millénaires n'est pas justifier celle-ci de nos jours. Constater que les comportements religieux impliquent souvent des coûts significatifs en termes d'économie, de célibat, de rituels dangereux, de temps passé qui pourrait être utilisé à d'autres fins suggère que la sélection naturelle devrait agir contre les comportements religieux... à moins que ceux-ci - ou ce qui les cause - n'offrent un avantage significatif en termes de préservation de l'individu et/ou d'un groupe, au détriment bien souvent des autres individus et groupes (guerres de religion notamment).  Il n'y a pas ici raison suffisante pour croire en un dieu quelconque.

Il est bien difficile pour un profane de trancher définitivement entre ces avis divergents, la vision innéiste versus empirique, la validité ou non de la "grammaire morale" etc. mais je dois dire que je ne comprends pas bien cette lutte actuelle entre certains philosophes des sciences, biologistes de l’évolution ou chercheurs en sciences cognitives et ceux concernant la psychologie évolutionnaire : les éléments de la chaîne Biologie - Environnement - Culture et Socialisation sont en interaction permanente et devraient plutôt se nourrir les uns des autres dans un paradigme matérialiste scientifique. Voir Pourquoi la psycho évo paraît si absurde.

Remarquons que quelles que soient les hypothèses scientifiques actuelles concernant "l'origine de la morale humaine", il n'est plus jamais question de métaphysique, de monde des idées ou autres grimoires spiritualistes ou religieux, pas plus que de mérite, de talent, de libre arbitre personnel ou collectif ! On avance...

Sortons quelques instants de la morale et prenons un exemple concernant la couleur de peau et les préférences esthétiques fluctuantes au cours des temps. Un constat : la  peau des femmes partout dans le monde est relativement plus claire que celles des hommes ! Cette différence de pigmentation semble principalement due aux besoins accrus en UV qui permettent la formation de Vit D favorisant la fixation du calcium des femmes pendant la grossesse et l’allaitement ; soit un avantage en termes de reproduction débouchant sur des critères esthétiques comme le rapport taille / hanche ou la symétrie des corps, autant de marqueurs « honnêtes » de qualité génétique, le séquençage génétique étant indisponible... Socialement, la peau claire par ailleurs était souvent associée à la noblesse et à la richesse : dans de nombreuses cultures, avoir la peau claire signifiait que l’on n’avait pas besoin de travailler comme des esclaves sous le soleil, soit un signe de statut social plus élevé. Au Moyen Âge, la peau pâle était valorisée car associée à la pureté et à la vertu. Cette perception a perduré pendant des siècles, influençant les standards de beauté, notamment chez les Geisha depuis l’époque Heian (IXème siècle) ou actuellement chez les africaines prêtes à prendre des risques pour s'éclaircir la peau (hydroquinone, corticoïdes, dérivés mercuriels très nocifs). 

"Au sein d’une population africaine, la peau claire sera la référence esthétique. Elle rend belle, permet de se faire remarquer, admirer. Elle est préférée par les hommes et indicatrice d’une bonne santé, d’une aisance financière, et participe à la respectabilité. Par cette reconnaissance sociale, elle participe au phénomène du « colorisme » qui hiérarchise insidieusement la société africaine en fonction de la couleur de la peau." (https://shs.cairn.info/revue-corps-dilecta-2009-2-page-111?lang=fr)

Mais au XXème siècle, cette tendance s’est inversée pour des raisons sociales. L’attrait pour le bronzage a été popularisé par des figures de la mode comme Coco Chanel, qui a - dit-on - accidentellement bronzé lors d’un voyage et a ensuite déclaré que le bronzage était à la mode ! Le bronzage est devenu un symbole de santé, de richesse et de loisirs, car il suggérait que l’on pouvait se permettre de passer du temps à l’extérieur, en vacances perpétuelles. De plus, l’exposition au soleil est maintenant connue pour stimuler la production de vitamine D, ce qui a renforcé l’idée que le bronzage était bénéfique pour la santé. 

La "science" reprenant ses droits, bien que le bronzage soit encore populaire, il y a une prise de conscience croissante des risques pour la santé associés à l’exposition excessive au soleil, comme le vieillissement prématuré de la peau et le cancer de la peau. Malgré cela, beaucoup continuent de rechercher un teint bronzé pour des raisons esthétiques et culturelles.

Bref, tout semble chaotique entre biologie, mutations, sélection naturelle, médecine, reproduction, environnement social et culturel, mode esthétique... mais rien qui tombe du ciel.

Pour en revenir à la moralité : comme l’indique Michael Ruse, spécialiste dans la théorie de l’évolution et la philosophie de la biologie...

« La moralité, ou plus exactement notre croyance dans la moralité, n’est rien d’autre qu’une adaptation mise en place pour réaliser nos fins reproductives. La base de l’éthique ne réside donc pas dans la volonté de Dieu. »**

Au delà, on peut se demander si la science peut permettre de passer de la "simple" description de la morale humaine dans ses fondements biologiques en interaction avec l'environnement à une participation "normative" ou "prescriptive" désignant ce qu'il faudrait faire en termes de morale... Est-ce que faits scientifiques et valeurs font partie de deux monde différents comme l'ont soutenu nombre de philosophes (Hume, Kant, Ogien...) ou la science peut-elle permettre quelques inflexions bénéfiques

La découverte du trou dans la couche d'ozone (années 1970), dû à la production de chlorofluorocarbures (CFC) utilisés dans les réfrigérateurs et les sprays, a conduit à l'interdiction progressive des CFC et surtout à une prise de conscience de l'impact environnemental des activités humaines. Soit un sujet d'actualité brûlant conduisant à regarder d'un autre œil les transports en jet privé, pour ne prendre que cet exemple mineur.
Nous ne traitons plus par le mépris les douleurs des bébés sous prétexte qu'ils ne souffraient pas : ils peuvent souffrir - et c'est la science qui l'a montré -, avec toutes les conséquences délétères dans le développement de l'enfant si l'on ne traite pas correctement ses douleurs.
Peut-on affirmer que la contraception et l'IVG médicale, enfin efficaces, sûres et décidées par la femme elle-même, n'est pour rien dans son émancipation, dont les mouvements #MeeToo et autres refus d'une domination masculine aussi délétère que millénaire ? A part quelques machistes résiduels, tout le monde convient du bénéfice de cette évolution... en occident.

Le neuroscientifique naturaliste Sam Harris explique - de façon particulièrement convaincante dans cette vidéo - en quoi la science peut avoir un impact positif sur les règles morales humaines.

 En parlant de valeurs, nous parlons en fait... de faits !

Cliquer sur l'image... pieuse !

(1) Voir quelques pages du livre : https://www.google.fr/books/edition/Comment_nous_sommes_devenus_moraux/w8QS4_5Hb5UC?hl=fr&gbpv=1&printsec=frontcover

*Ecouter ++ les podcasts de Thomas Legrand : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/serie-les-racismes

** « The Evolution of Ethics » - M. Ruse & E. O. Wilson - New Scientis - oct. 1985 - vol. 108 - p. 50.

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous