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La Boussole de la Raison !

Chesterton écrit : 

« Certains – et j'en fais partie – pensent que la chose la plus pratique et la plus importante chez un homme reste sa vision de l'univers. Nous pensons que pour une propriétaire qui envisage de prendre un locataire, il est important de connaître ses revenus, mais plus important encore de connaître sa philosophie. Nous pensons que pour un général qui s'apprête à combattre un ennemi, il est important de connaître ses effectifs, mais plus important encore de connaître sa philosophie."

Face à l'infinie étendue de ce que nous ne savons pas, la question philosophique de savoir sur quelle base fonder nos réflexions et nos actions se pose avec une acuité particulière. L'attrait de la spéculation, des hypothèses non vérifiées et des appels à l'inconnu peut parfois sembler séduisant, offrant des réponses là où la science et la raison présentent des limites ou des incertitudes, sachant que nous ne saurons probablement jamais tout.  

Cependant, l'analyse révèle que la voie la plus cohérente et la plus pragmatiquement justifiable réside dans la primauté de la connaissance étayée – même provisoirement – sur des spéculations dépourvues de fondement probant. 

L'intuition, c'est bien. La raison, c'est mieux. 

Et les croyances qui se moquent de la raison sont des monnaies de singe.

L'épistémologie, c'est-à-dire la branche de la philosophie qui étudie la nature, la portée et la justification de la connaissance, nous enseigne que toutes les croyances ne se valent pas. Les connaissances acquises par des méthodes rigoureuses, telles que l'observation empirique, l'expérimentation contrôlée et le raisonnement logique, possèdent une fiabilité supérieure aux intuitions, aux traditions infondées ou aux spéculations sans ancrage dans une réalité observable.

Le pragmatisme philosophique, notamment dans les travaux de Charles Sanders Peirce et William James, met en avant la valeur pratique de la connaissance. Pour James (1907), la vérité d'une idée se mesure à ses conséquences pratiques et à son efficacité dans le monde réel. Une connaissance étayée, capable de prédire des phénomènes et de guider des actions réussies, démontre une "valeur de vérité" supérieure aux spéculations qui ne produisent aucun résultat tangible ou vérifiable.

Le principe de parcimonie, souvent attribué à Guillaume d'Ockham (XIVe siècle), est un "outil" philosophique et scientifique qui stipule qu'il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité (voir Le rasoir d'Ockham). Appliqué à notre question, ce principe suggère que si une explication basée sur des connaissances établies suffit à rendre compte d'un phénomène et à guider nos actions, il est inutile et même contre-productif d'introduire des hypothèses spéculatives non nécessaires comme l'intervention d'entités surnaturelles ou l'existence de forces occultes sans aucune preuve.

La méthode scientifique, avec son cycle d'observation, d'hypothèse, de prédiction et de vérification, constitue l'outil le plus puissant dont nous disposons pour acquérir une connaissance fiable du monde. Bien qu'elle ne prétende pas à une vérité absolue et reconnaisse la nature provisoire de ses conclusions (Popper, 1959), elle offre un cadre rigoureux pour tester les idées et distinguer les affirmations étayées de celles qui ne le sont pas. 

Se baser sur la raison et les connaissances issues de la méthode scientifique pour prendre des décisions est donc une démarche rationnelle.

A contrario, se fonder sur des spéculations non étayées présente plusieurs risques :

  • Inefficacité pratique : certes "les hypothèses sont des filets : seul celui qui les lance attrapera" (Novalis). Mais les actions basées sur des hypothèses sans fondement ont peu de chances d'atteindre les résultats escomptés et peuvent même avoir des conséquences négatives imprévues.
  • Biais cognitifs : nos intuitions et croyances non étayées sont sujettes à des biais cognitifs (Tversky & Kahneman, 1974) qui peuvent induire en erreur et nous conduire à des conclusions fausses.
  • Absence de progrès : se contenter de spéculations non vérifiées entrave la recherche de connaissances plus fiables et le progrès dans notre compréhension du monde.
  • Prise de décision irrationnelle : dans des domaines critiques comme la médecine, l'ingénierie ou les politiques publiques, se baser sur des spéculations au lieu de preuves solides peut avoir des conséquences sociétales et individuelles désastreuses... comme refuser la vaccination COVID.

Le Contexte de l'Inconnu et de la Décision

Nous sommes constamment confrontés à l'inconnu et à des situations où la connaissance parfaite fait défaut. Dans ces cas, la décision doit se baser sur la meilleure information disponible, même si elle est incomplète ou probabiliste. La démarche "rationnelle"devrait alors consister à :

  1. Identifier clairement ce que l'on sait : recenser les connaissances étayées pertinentes concernant la situation particulière. Ce qui n'est pas une mince affaire (lectures / discussions / réflexion...). N.B : dès que l'on aborde des sujets un peu "pointus", le format Tik Tok semble insuffisant.
  2. Évaluer l'incertitude : reconnaître les limites de notre savoir et les marges d'erreur potentielles.
  3. Formuler des hypothèses testables : si l'on doit s'avancer au-delà de la connaissance établie, formuler des hypothèses claires et susceptibles d'être vérifiées ultérieurement.
  4. Adopter une approche prudente et adaptative : prendre des décisions en tenant compte de l'incertitude et être prêt à ajuster ses actions en fonction de nouvelles informations en ayant conscience du biais de confirmation notamment.

Face à la nécessité constante de prendre des décisions dans un monde complexe et souvent incertain, la boussole de la raison nous oriente vers la primauté de la connaissance étayée. Bien que la spéculation puisse avoir un rôle dans la formulation d'hypothèses initiales, elle ne saurait constituer un fondement fiable pour l'action. En nous basant sur ce que nous savons – même si ces connaissances sont provisoires et en constante évolution grâce à la rigueur de la méthode scientifique et à la pensée critique – nous augmentons les chances de prendre des décisions éclairées, efficaces et adaptées à la réalité. 

L'attrait de l'inconnu ne doit pas nous détourner de la solidité de ce qui a été démontré et continue d'être validé par l'expérience et l'investigation du monde. 

Ce qui pourrait nous vacciner - on a le droit de rêver - contre (liste partielle) le complotisme, les traitements miracles, les fake news (infox), les "post-vérités", l'astrologie, les fantômes, la télépathie, la réincarnation, la sorcellerie, l'homéopathie, la médecine énergétique, la thérapie par les cristaux, le créationnisme, la Terre plate ou creuse, les extraterrestres, l'iridologie, l'influence de la lune (sauf sur les marées), la télékinésie, la graphologie comme prédicteur de personnalité, le moteur à eau, la chiromancie, la communication avec les morts, l'auriculothérapie, les fleurs de Bach, le mauvais œil, la possession démoniaque, Bigfoot, le monstre du Loch Ness, Chupacabra, la physiognomonie, la mémoire de l'eau, manger selon son groupe sanguin, la programmation neurolinguistique (PNL), les reliques miraculeuses, les illuminati, les Protocoles de Sion, l'égalité des chances... et le libre arbitre ontologique (à différencier de la sensation de volonté libre).

Tout ceci ne devrait être que banalités et évidences pour tous. Le problème est que ce n'est pas le cas : trois américains sur quatre croient dans le paranormal.

Comme l'indique cet article : croire au paranormal semble indiquer un manque de pensée critique, car les preuves des sciences modernes et contemporaines contredisent généralement l'existence de phénomènes paranormaux. Les croyants au paranormal se sont avérés moins performants aux tâches d'estimation de probabilité ( Blackmore et Trościanko, 1985 ). Dans une expérience de psychokinésie, les sujets avaient tendance à croire que leurs essais étaient réussis, même lorsqu'ils n'étaient statistiquement pas différents du hasard ( Benassi et al., 1979 ). Les gens sont souvent victimes de l'illusion du contrôle, dans laquelle les sujets confondent souvent habileté et chance ( Langer, 1975 ). Henslin (1967) a constaté qu'en jouant aux dés, les gens avaient tendance à lancer doucement lorsqu'ils voulaient des nombres faibles, tout en lançant fort pour des nombres élevés. Lorsque les sujets avaient la possibilité de parier avant et après le lancer des dés (mais avant que le résultat ne soit connu), les sujets plaçaient des mises plus importantes en pariant avant plutôt qu'après le lancer ( Strickland et al., 1966 ). 
Et comme le montre ce même article, il existe une corrélation positive entre la croyance au libre arbitre et les croyances paranormales !

Un p'tit déficit dans nos programmes éducatifs ?

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Références :

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous

Coopération versus Trahison

Le dilemme du prisonnier montre de façon assez surprenante que les stratégies humaines (et plus largement naturelles) de coopération l'emportent sur le moyen/long terme sur les stratégies de trahison.

Que donne un monde où la trahison est la règle ?

Les individus, entreprises et nations partent du principe que tout le monde cherche à maximiser son propre intérêt au détriment des autres. La confiance serait quasi inexistante.
Les relations sont opportunistes et éphémères. Les engagements (contrats, promesses, alliances) sont systématiquement rompus dès qu’un avantage individuel apparaît et la rivalité est omniprésente, mais sans cadre éthique ou coopératif, elle dégénère en conflits, sabotage ou exploitation.
Les relations humaines sont marquées par la suspicion. Les amitiés, les partenariats amoureux ou professionnels sont fragiles, car chacun craint d’être trahi.
La culture valorise l’individualisme extrême, la ruse et la victoire à tout prix. Les héros sont ceux qui “gagnent” en manipulant ou en écrasant les autres.
Les institutions (gouvernements, écoles, associations) sont faibles, car personne ne respecte les règles communes. La corruption est endémique.

En économie, les marchés sont chaotiques, car les entreprises trichent (fraudes, non-respect des contrats, dumping). Les coûts de transaction explosent à cause des garanties nécessaires pour limiter les trahisons (avocats, assurances, surveillance). L’innovation stagne : partager des idées ou collaborer sur des projets est risqué, car les partenaires volent ou sabotent. Les progrès technologiques sont lents. Les ressources sont gaspillées dans des luttes pour le pouvoir ou des conflits (guerres commerciales, litiges).

Concernant la politique et les relations internationales : les nations s’engagent dans des guerres ou des courses aux armements sans fin, car aucune alliance ne tient. Les traités sont violés dès qu’un avantage unilatéral apparaît. Les problèmes globaux (changement climatique, pandémies) sont ignorés, car aucun pays ne veut investir dans des solutions collectives sans garantie de réciprocité. Les organisations internationales sont inefficaces, minées par des veto et des agendas cachés.

Les conséquences à long terme sont catastrophiques !

Ce monde est instable et autodestructeur. Les ressources s’épuisent, les conflits s’intensifient, et la qualité de vie décline. Le dilemme du prisonnier, où la trahison mutuelle donne le pire résultat collectif, se répète à l’infini.
La société pourrait s’effondrer ou évoluer vers un système autoritaire extrême, où une force centrale impose l’ordre par la peur, limitant les trahisons mais au prix de la liberté...

Fort heureusement, nous ne sommes pas dans ce cas-là. 
Enfin... 

On peut toujours rêver à un monde où la coopération domine !

Les individus et groupes supposent que les autres agiront pour le bien commun. La coopération est la norme, renforcée par des mécanismes de réciprocité et de réputation.

Les relations sont durables, basées sur des engagements mutuels. Les conflits sont résolus par le dialogue et la négociation.
La rivalité existe (par exemple, dans le sport ou l’innovation), mais elle est encadrée par des règles et des valeurs partagées, évitant les comportements destructeurs.

Les relations humaines sont profondes et solidaires. Les communautés prospèrent grâce à l’entraide, que ce soit dans les familles, les quartiers ou les organisations. La culture célèbre la collaboration, l’empathie et les réussites collectives. Les héros sont ceux qui unissent, innovent ensemble ou résolvent des problèmes communs. Les institutions sont robustes, car les citoyens respectent les lois et participent activement à leur amélioration. L’éducation met l’accent sur la coopération et la résolution de conflits.

En économie, les marchés sont efficaces et stables, car les entreprises collaborent sur des standards, partagent des innovations et respectent les contrats. Les coûts de transaction sont faibles grâce à la confiance. L’innovation explose : les chercheurs, entreprises et gouvernements partagent leurs découvertes, accélérant les progrès technologiques (par exemple, des percées en énergie renouvelable ou en médecine). Les inégalités sont réduites, car la coopération favorise des politiques de redistribution et des opportunités équitables. Les ressources sont gérées de manière durable.

Politique et relations internationales : les nations forment des alliances solides pour résoudre les problèmes globaux. Des accords climatiques, des campagnes de santé publique ou des traités de paix sont respectés et renforcés. Les organisations internationales (comme une ONU renforcée) coordonnent les efforts mondiaux avec succès, car les pays privilégient le bien commun sur les intérêts nationaux à court terme. Les conflits sont rares et résolus par la médiation. Les budgets militaires diminuent, libérant des ressources pour l’éducation, la santé ou l’infrastructure.

Les conséquences à long terme sont bénéfiques !!

Ce monde est stable et prospère. Les problèmes globaux sont gérés efficacement, la qualité de vie augmente, et les sociétés s’adaptent aux défis grâce à la collaboration.
Le dilemme du prisonnier est résolu par des stratégies coopératives (comme “donnant-donnant” dans les jeux itérés), où les acteurs maximisent les gains collectifs tout en protégeant leurs intérêts.
Cependant, ce monde pourrait être vulnérable à l’exploitation par des acteurs opportunistes si des mécanismes de sanction ou de vigilance ne sont pas en place.

En conclusion, le monde de la trahison est un cercle vicieux menant à l’épuisement des ressources et à l’instabilité. Le monde de la coopération est un cercle vertueux favorisant la durabilité et la résilience.

La trahison freine l’innovation par peur du vol ou du sabotage ; la coopération l’accélère par le partage et la synergie.

La trahison crée un environnement stressant, où chacun est isolé ; la coopération favorise le bien-être, la sécurité et l’épanouissement collectif.

Aucun de ces mondes n’existe sous forme pure. Le monde réel oscille entre les deux, avec des contextes où la trahison domine (Vous ne trouvez pas qu'il commence à faire un peu chaud ?) et d’autres où la coopération prévaut (par exemple, les alliances scientifiques). 
Le défi est de concevoir des systèmes qui favorisent la coopération tout en dissuadant la trahison. 

Une utopie ? 
Tout dépend de nous.

Pour ceux qui cherchent à comprendre les origines de la paix et de la guerre - sujet très connexe - voir cette conférence particulièrement riche de Hugo Meijer, chargé de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris : "Aux origines de la guerre et de la paix dans l’espèce humaine"

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous

Lucrèce : qui dit mieux ? Marc Aurèle ? Spinoza ?

La vision matérialiste du monde ne date pas d'hier. Et dans cette vision, la place d'un éventuel libre arbitre pose problème depuis toujours.

Lucrèce (vers 99-55 av. J.-C.), poète et philosophe épicurien, et Marc Aurèle (121-180 ap. J.-C.), empereur romain et philosophe stoïcien, sont deux figures majeures de la pensée antique. Bien que leurs philosophies reposent sur des bases matérialistes, leurs approches diffèrent profondément, notamment en ce qui concerne la conception du monde et de la liberté humaine (libre arbitre compris).

Le stoïcisme, tel que pratiqué par Marc Aurèle, repose sur une vision matérialiste du cosmos. Selon les stoïciens, tout ce qui existe est matériel, y compris l’âme (?) et la raison divine (logos). Dans ses "Pensées pour moi-même", Marc Aurèle insiste sur l’unité du cosmos, régi par une rationalité immanente et une nécessité absolue. Il écrit : 

"Tout ce qui arrive arrive justement ; si tu observes avec soin, tu le trouveras ainsi" (Pensées, IV, 10).

Pour Marc Aurèle, le matérialisme stoïcien implique une acceptation totale des événements, car ils sont déterminés par la providence divine. Cette vision exclut toute contingence (possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas) : chaque événement s’inscrit dans un ordre cosmique parfait. Le libre arbitre humain résiderait non pas dans la capacité à changer les événements, mais dans l’attitude intérieure face à ceux-ci, à travers la vertu et la maîtrise de soi. Il semble ici que Marc-Aurèle fasse référence au sentiment (attitude intérieure) de volonté libre concernant le bien et le mal (vertu) que l'on pourrait contrôler (maîtrise de soi), ce qui est incohérent avec les déterminations de la providence divine... 

De son côté, de Lucrèce expose dans son poème De Rerum Naturala la doctrine épicurienne, également matérialiste. Selon Épicure, relayé par Lucrèce, l’univers est composé d’atomes et de vide, et tout phénomène, y compris l’âme (?), résulte de combinaisons atomiques. Mais contrairement au stoïcisme, l’épicurisme rejette toute idée de providence ou de finalité cosmique. Le matérialisme de Lucrèce est mécaniste : les atomes se meuvent dans le vide selon des lois naturelles, sans intervention divine. Cependant, pour éviter un déterminisme strict qui interdirait la liberté, Lucrèce introduit le concept de clinamen ("déclinaison"), soit une déviation spontanée des atomes qui joue un rôle clé dans sa conception de la liberté humaine et de la contingence.

En résumé, Marc Aurèle et Lucrèce partagent une vision matérialiste : ils rejettent les explications surnaturelles et s’appuient sur une compréhension physique du monde.
Cependant, le stoïcisme de Marc Aurèle est téléologique (orienté vers une finalité) et déterministe, avec un cosmos ordonné par le logos alors que l'épicurisme de Lucrèce est anti-téléologique et introduit une part de contingence via le clinamen. Ce concept de clinamen est un concept central dans l’épicurisme de Lucrèce. Il désigne une légère déviation "spontanée" des atomes dans leur chute verticale à travers le vide. Cette déviation, sans cause déterminée, permettrait d’expliquer deux phénomènes majeurs :
  • La formation du monde : sans le clinamen, les atomes, tombant parallèlement, ne se rencontreraient jamais pour former des corps complexes.
  • La liberté (de la volonté) humaine : le clinamen introduit une rupture dans le déterminisme strict, permettant aux êtres humains d’agir librement. Lucrèce écrit : 
"C’est cette légère déclinaison des atomes, en un temps et un lieu indéterminés, qui fait que l’esprit n’est pas contraint par une nécessité intérieure" (De Rerum Natura, II, 292-293).

Le clinamen est une innovation philosophique audacieuse, bien que peu détaillée par Lucrèce, qui vise à concilier matérialisme et libre arbitre.

Dans le stoïcisme de Marc Aurèle, il n’existe aucun équivalent du clinamen. Le cosmos est entièrement déterminé par la providence, et toute forme de contingence est exclue. Marc Aurèle ne conçoit pas la liberté comme une capacité à initier des actions indépendantes, mais comme une conformité volontaire à l’ordre cosmique. Il écrit : 

« Aime ce qui t’advient et ce qui est filé pour toi par le destin » (Pensées, VII, 57) 

Cette vision déterministe s’oppose directement à l’idée épicurienne de clinamen. Pour Marc Aurèle, introduire une déviation spontanée comme le clinamen serait incompatible avec l’harmonie et la rationalité du cosmos. Mais il ne nie pas pour autant la possibilité d'une liberté intérieure :

« Tu as la puissance sur ton esprit, non sur les événements extérieurs » (Pensées, XII, 22).

Avec ces deux philosophes matérialistes, on a le choix entre la liberté humaine permise grâce au clinamen (Lucrèce) ou l'absence de libre arbitre dans une sorte de fatalisme, de destinée cosmique "nécessaire" (Marc-Aurèle) tempérée par une quête de liberté intérieure et de vertu, ce qui le distinguerait d’un fatalisme purement passif... 

Tout ceci ne clarifie guère la question d'un libre arbitre ontologique !

En particulier, si le clinamen lucrécien est essentiel pour la formation des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste, encore faut-il, pour accepter cette idée, introduire une force qui viendrait de nulle part si l'on tient compte des lois de la thermodynamique (certes inconnues à l'époque). Soit suivant les cas, la déviation d'un atome, d'un électron, d'un quark top, voire un arrêt de trajectoire comme dans cette image, sans cause, sans force ? 


Certains ont tenté de réanimer ce clinamen moribond en convoquant la mécanique quantique comme Penrose et ses "microtubules" (voir Libet et la liberté (de la volonté). Ce à quoi la "neurophilosophe" Patricia Churchland répond : 

"La poussière de lutin dans les synapses est à peu près aussi puissante sur le plan explicatif (du libre arbitre) que la cohérence quantique dans les microtubules."

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Il nous faudrait un arbitre (libre) des élégances philosophiques ; qui pourrait être l'immense Baruch Spinoza.

"Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela que les hommes ont conscience de leur appétits et ignorent les causes qui les déterminent"… la chaîne des causes est infinie et ce que je veux résulte toujours de ce que je suis et fus. La volonté est toujours déterminée par son histoire."

Donc, ni clinamen, ni "puissance sur notre esprit".

Reste que Spinoza pense que nous pouvons atteindre un certain niveau (degré) de liberté par une meilleure connaissance de nos déterminants ; soit un appel à la culture... Mais cette culture est elle-même déterminée (milieu / temps / désir etc.) si l'on veut rester cohérent dans le cadre du déterminisme (et indéterminisme quantique) des lois naturelles. On ne peut pas s'affranchir facilement du déterminisme causal, pas plus que de l'indétermination quantique : ce serait revenir au clinamen sans oser le dire.

Cher Baruch : n'est-ce pas un ultime stratagème pour tenter de sauver un libre arbitre ontologique ?

En attendant sa réponse, il n'y a plus qu'à se faire son propre avis, déterminé, après avoir pris en compte quelques avis supplémentaires.

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Liberté d'expression

Dès le début du second mandat de Donald Trump, le fondateur de Meta, Mark Zuckerberg, annonçait qu'il voulait se débarrasser des fact-checkeurs qu'il rémunérait pour vérifier les informations sur ses réseaux sociaux Facebook, Instagram et Thread, ceci au nom de la liberté d'expression. Depuis, le débat n'en finit plus pour savoir si diffuser de fausses informations est un droit garanti par la liberté d'expression... ou non.

La députée européenne Renew Valérie Hayer a estimé que la liberté d'expression "n'est pas, et ne sera jamais, la liberté de propager des fausses informations".

Ce à quoi Louis Sarkozy, essayiste, polémiste et fils de l'ancien président Nicolas Sarkozy, a répondu que "la liberté d'expression implique précisément le droit de diffuser de fausses informations".

Et en effet, certains philosophes pensent comme lui. Louis Sarkozy cite notamment John Milton, poète anglais du XVIIe siècle qui voulait que vérité et erreur se livrent un combat à la loyale. Ou encore John Stuart Mill, penseur anglais du XIXe siècle qui a une vision maximaliste, quasi absolue, de la liberté d'expression.

Ce dernier part du principe que tout le monde peut se tromper, que personne n'est infaillible (pas faux), et que par conséquent empêcher quelqu'un de dire quelque chose de faux revient à penser que, soi-même, on ne peut pas se tromper. Le philosophe estime que la confrontation des idées permettra de faire émerger la vérité. La seule limite qu'il posait à sa vision de la liberté d'expression était les propos qui incitaient directement à commettre un "méfait" envers quelqu'un, soit des dommages "concrets".

Le seul problème est que des propos haineux, racistes, discriminatoires... préparent des "méfaits" à un moment ou à un autre pour des cerveaux moins "philosophiques" que celui de John Stuart Mill.

Soit la vérité qui sort du puits après quelques centaines / milliers / millions de cadavres ?

Contrairement à ce que pensait John Stuart Mill, rien ne garantit une victoire de la vérité.

Mais cette conception maximaliste, très influente dans le monde anglosaxon - à laquelle semble adhérer Mark Zuckerberg et un grand nombre de ses compatriotes -, ne fait pas consensus parmi tous les philosophes. Les adeptes de la vision de John Stuart Mill ont commencé à se faire rares après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah.

Ainsi, le philosophe américain du XXe siècle Jérémy Waldron propose une compréhension plus large de la notion de préjudice. Il estime, par exemple, que les discours de haine sont de véritables atteintes à la citoyenneté, et qu'il s'agit là d'une limite à la liberté d'expression. Certaines fausses informations peuvent entrer dans cette catégorie. Par exemple, l'antisémitisme qui a conduit à la Shoah a été alimenté notamment par de nombreuses fausses "informations" visant les Juifs (Les Protocoles des Sages de Sion...).

Aujourd'hui, des philosophes s'intéressent plutôt au débat inverse. Pour eux, la question n'est plus de savoir si la liberté d'expression permet de dire de fausses nouvelles, mais de savoir si la diffusion massive de fausses informations n'est pas une atteinte à la liberté d'expression, car ces infox se nichent dans nos idées, dans nos croyances, qu'on le veuille ou non. C'est la théorie de Neil Levy, un professeur de philosophie australien.

En confrontant ces philosophes, on voit à quel point le débat philosophique n'est ni terminé, ni tranché, car tout dépend de l'état de la culture morale et philosophique du pays, du moment. Oui au "blasphème" (caricatures de "Prophètes") dans le cadre de la laïcité en France, mais non aux discours de haine (racisme, antisémitisme etc.).

Ainsi, en France, diffuser de fausses informations d'une grande ampleur est illégal depuis 140 ans. L'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que "la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, quand elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d'une amende de 45 000 euros". L'amende monte même à 135.000 euros lorsque l'infox risque d'entraver un effort de guerre.

Il est aussi possible de déposer plainte pour diffamation lorsqu'une fausse information atteint notre vie privée. C'est ce qu'a fait Brigitte Macron en déposant plainte pour diffamation contre les personnes qui ont lancé la fausse information selon laquelle elle sera une femme trans et que son identité de naissance serait Jean-Michel Trogneux, soit l'identité de son frère (!).

Cette législation a été renforcée en 2018, avec l'adoption de la loi anti-fake-news. Elle permet à un juge, dans les trois mois avant une élection, de faire cesser la diffusion "d'allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir (…) diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d'un service de communication au public en ligne".

Dans une décision rendue la même année, le Conseil constitutionnel a précisé que "ces allégations ne recouvrent ni les opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples exagérations. Elles sont celles dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective. [...] Seule la diffusion de telles allégations ou imputations répondant à trois conditions cumulatives peut être mise en cause : elle doit être artificielle ou automatisée, massive et délibérée".

Si vous avez une petite heure devant vous : « On ne peut plus rien dire » : les réactionnaires kidnappent la liberté d’expression.

Finalement, la liberté d'expression est, comme la liberté en général, un mot valise, à géométrie variable, dont on se sert en fonction de sa propre idéologie.

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous

Qui mérite quoi ?

La vision matérialiste / naturaliste qui irrigue ce blog se base sur un déterministe "dur" (strict) qui considère que tous les événements, y compris les actions humaines, sont entièrement déterminés par des causes antérieures (génétiques, sociales, économiques) plutôt que de choix "libres", suivant en cela les lois naturelles immuables. Ce qui implique l'absence de libre arbitre ontologique (métaphysique), car chaque choix ou action est inévitablement le résultat de conditions préalables. 

N.B : Pour le concept étrange de déterminisme "mou" (compatibilisme) : voir Dennet et le compatibilisme.

Dans une vision matérialiste / naturaliste comprenant un déterministe "dur" chaotique, la place du mérite et du talent, du salaire, de la prise en compte des études, de la pénibilité et de la valeur sociale du travail etc. est profondément influencée par l’idée que les comportements et les conditions humaines sont le résultat de causes extérieures (génétiques, sociales, économiques) plutôt que de choix libres. Détaillons.

Mérite (méritocratie) et Talent ils ne sont pas considérés comme des qualités librement développées par l’individu, mais comme des produits de déterminants extérieurs sur lesquels l'individu n’a que peu (ou pas) de contrôle. Les efforts et les réussites d’une personne sont vus comme le résultat de facteurs tels que la génétique, l’environnement familial ou les conditions socio-économiques. C'est ce que nous dit le philosophe Baruch Spinoza (Éthique) qui soutient que tout ce qui arrive dans l’univers, y compris les actions humaines, découle d’une nécessité inhérente à la nature (lois qui s'appliquent à tout ce qui existe). 
Karl Marx (Le Capital) met en lumière comment les opportunités et les compétences sont façonnées par les conditions matérielles et sociales, suggérant que ce qu’on appelle "mérite" est souvent une illusion masquant des inégalités structurelles. 
C'est ce que précise également Samah Karaki, docteure en neurosciences, pour qui le talent est une fiction :

Il y aurait "mérite" à faire... ce que l'on ne peut pas faire ? Si l'on fait, c'est qu'on le pouvait, car on ne peut pas faire autrement que ce que l'on fait sauf à accueillir de nouveaux déterminants (encouragements / rencontres / lectures / études / émotions / expériences variées etc). Voir "Peut-on faire autrement ?").

Salaire : il ne reflète pas nécessairement le mérite ou le talent individuel, mais plutôt la valeur de la force de travail dans un système économique donné, souvent marqué par l’exploitation. Karl Marx (Le Capital) développe la théorie de la plus-value : le salaire correspond au coût de reproduction de la force de travail (nourriture, logement, éducation), mais le travailleur produit une valeur supérieure, dont une partie est appropriée par le capitaliste sous forme de profit. Le salaire est donc déterminé par les conditions du marché et non par une reconnaissance équitable de l’effort ou du talent. Le salaire est un mécanisme économique plutôt qu’une récompense morale ou individuelle. Si les plus-values étaient "honnêtement" redistribuées, aucune fortune colossale ne pourrait se constituer.

Etudes : le plus souvent perçues comme un moyen d’ascension sociale ou de développement du mérite, elles sont dans cette vision matérialiste elles-mêmes déterminées par des facteurs sociaux et matériels. L’accès à l’éducation et la réussite scolaire dépendent largement des conditions socio-économiques, familiales et culturelles, ce qui limite leur rôle comme facteur d’équité ou de reconnaissance individuelle. Pierre Bourdieu (La Reproduction ; La Distinction) montre que le système éducatif reproduit les inégalités sociales en favorisant ceux qui possèdent déjà un capital culturel et social. Les études ne sont pas un terrain neutre de mérite, mais un outil de perpétuation des hiérarchies. Louis Althusser (Idéologie et appareils idéologiques d’État) décrit l’école comme un "appareil idéologique d’État" qui sert à maintenir les rapports de production existants, alignant les compétences des individus sur les besoins du système capitaliste. Les études, loin d’être un choix libre ou un gage de talent, sont ainsi un reflet des structures déterministes de la société. Devoir être le matin à l'hôpital en tant qu'étudiant "externe", l'après-midi en cours de fac de médecine et le soir à son poste de travail pour survivre : une excellente façon de rater ses études avec tout ce que cela entraîne de frustrations par la suite. Même dans ces situations difficiles, réussir n'est pas une affaire de "mérite" mais de facteurs déterminants comme par exemple vouloir faire plaisir à ses parents (déterminants affectifs), avoir la "chance" de mémoriser facilement etc. On peut très bien commencer pour faire plaisir en étant surpris d'y prendre plaisir personnellement par la suite. C'est la fameuse blague de l'étudiant qui a fait médecine pour faire plaisir à sa maman et qui a continué par la psychiatrie ... Car on ne peut pas toujours faire plaisir à sa maman !

Pénibilité du travail : elle est un aspect central dans une vision matérialiste, car elle est directement liée aux conditions matérielles de production. Cependant, elle est trop souvent perçue comme une conséquence inévitable des exigences du système économique plutôt que comme un critère qui devrait être récompensé et reconnu par la société. Friedrich Engels (La Situation de la classe laborieuse en Angleterre) documente les conditions de travail épuisantes et leurs effets délétères sur les ouvriers, soulignant que la pénibilité est imposée par les impératifs de la production industrielle. Michel Foucault (Surveiller et punir) analyse comment les institutions, y compris les lieux de travail, disciplinent les corps pour répondre aux besoins du système, rendant la pénibilité à la fois omniprésente et normalisée. La pénibilité est donc un effet structurel, non une variable librement ajustée en fonction du mérite ou de la justice. Dans certaines professions, la durée de vie est nettement moindre du fait de cette pénibilité et/ou des dangers encourus : ne doit-on pas en tenir compte à la fois dans la rémunération et l'âge de départ à la retraite ?

Valeur sociale du travail : dans une vision matérialiste déterministe, la valeur sociale du travail – son utilité pour la collectivité – est souvent en tension avec sa valeur marchande qui domine dans un système capitaliste. Les contributions sociales d’un travail (enseignement, soins) ne sont pas nécessairement reconnues à leur juste mesure si elles ne génèrent pas de profit immédiat. Karl Marx (Critique du programme de Gotha) envisage une société où la distribution serait basée sur le travail et ses apports sociaux mais constate que, dans le capitalisme, la valeur marchande l’emporte sur la valeur sociale. Le Prix Nobel d'économie Amartya Sen, bien qu’il ne soit pas strictement matérialiste, propose une réflexion sur la justice sociale qui pourrait enrichir cette distinction valeur marchande / valeur sociale, en plaidant pour une reconnaissance des contributions de chacun au-delà de la dimension marchande. 
En fait, la valeur sociale du travail est éclipsée par les déterminants économiques du marché : on a pu le constater lors de la pandémie COVID avec la promesse de revaloriser les statuts de ceux qui nous ont aidé à survivre et l'espérance d'un monde futur qui changerait... Promesse non tenue.

Prenons un exemple simple concernant la répartition des ressources (salaires / revenus...) : selon une étude chez des enfants de trois/quatre ans, ceux-ci considèrent que ceux qui ont fait le plus d’effort dans la préparation d’un gâteau ont droit à un plus gros morceau ! 

Que la répartition du gâteau soit proportionnelle au travail effectué est une excellente chose. C’est juste et cohérent. Mais dans cette expérience, tous les enfants sont à égalité de départ. A l'inverse, imaginons que l’un d’entre eux ait amené la recette du gâteau (donnée par sa mère), et qu’il considère à ce titre qu’il a droit à la moitié du gâteau, sans rien faire d’autre que de sortir de sa poche la recette, bien culturel s’il en est. Certes, sans recette, pas de gâteau. Mais sans les deux autres "laborieux" qui pâtissent, pas de gâteau non plus. Avec sa recette, le gamin veut profiter indûment de son « héritage culturel » parental au détriment de ceux qui ont pâtissé, et qui en pâtissent effectivement. Il s’agit bien de « méritocratie » plutôt que le simple mérite qui, au sens d’un effort particulier, est légitime et nécessite la reconnaissance de la société d’une manière ou l’autre. Mais cette"méritocratie" d'héritage culturel / financier etc.- que l'on associe indûment à une meilleure qualité de libre arbitre - me fait toujours penser à la description de Nietzsche où le baron de Crac se prend lui-même par les cheveux pour se sauver, ainsi que son cheval, d'une noyade certaine. La méritocratie est un concept tiré par les cheveux...

Amartya Sen[1], spécialiste de l’économie du développement et du bien-être, propose la parabole suivante à propos du partage d'une flûte :
1) Carla affirme que la flûte lui revient car c’est elle qui l'a fabriquée ;
2) Anne considère que la flûte lui appartient car elle est la seule à savoir en jouer ;
3) Bob veut également la flûte parce qu’il est pauvre et ne possède aucun jouet.

Dans les trois situations, les revendications semblent apparemment légitimes. Selon Sen, cet exemple illustre trois théories dominantes de la justice - libertarienne (Carla), utilitariste (Anne) et égalitariste (Bob) - et démontre pour lui la pluralité des conceptions de la justice. Amartya Sen en déduit qu’il est donc illusoire de vouloir - comme le propose le philosophe libéral égalitariste John Rawls avec son "voile d'ignorance" - développer une conception unique, universelle garantissant l'unanimité pour la prise de chaque décision. Mais dans la parabole de Sen, tout se passe comme si chacun trônait sur son île déserte. Or, sauf rare exception, nous vivons en société. Convenons que l’un des intérêts de cette micro société regroupant Carla, Anne et Bob est de pouvoir écouter de la musique, ce qui profiterait à tous, alors que chacun dans son coin ne peut obtenir ce résultat. C’est un élément essentiel de la parabole que la formulation de Sen semble oublier.

Reprenons plus en détail les éléments de cette parabole :

1) « Carla affirme que la flûte lui revient car c’est elle qui l'a fabriquée ». Il fallait donc que Carla ait en sa possession un morceau de bois. Qui vient d’où ? D’un bois trouvé dans la nature ? Alors Bob et Anne sont en théorie autant propriétaire de ce bois - un « bien commun » - que ne l’est Carla. Dans ce cas, Bob et Anne sont a minima contributeurs de la fabrication de la flûte. Si à l’inverse, Carla était propriétaire de ce bois par héritage, ce n’est que par l’effet des bonnes fées et elle n’en a aucun « mérite ». Si enfin, elle a gagné ce bout de bois « à la sueur de son front », cela confère à Carla un certain « mérite » du fait des efforts accomplis... sachant que ceux-ci sont le produit de déterminants antérieurs. Idem en ce qui concerne le « savoir-faire » pour sculpter la flûte (héritage culturel ? don personnel déterminé ?...). En conclusion, Carla a sans conteste une fonction non négligeable dans la production musicale, à condition de trouver un accord avec notamment Anne qui est la seule à pouvoir concrétiser le projet.

2) « Anne considère que la flûte lui appartient car elle est la seule à savoir en jouer » : savoir jouer de la flûte revient au cas précédent où Carla sait comment fabriquer l’instrument. Dans les deux cas, il s’agit d’un héritage culturel ou d’un « talent » des bonnes fées, plus du travail d’où un certain « mérite » qu’il faut encourager mais ne la rend pas propriétaire unique de la flûte pour autant.

3) « Bob veut également la flûte parce qu’il est pauvre et ne possède aucun jouet » : le pauvre Bob n’a vu que des sorcières penchées sur son berceau, ce qu'il n'a pas choisi "librement", mais souhaite tout de même écouter de la musique, mélomane déterminé qu’il est. En usant d’une justice équitable, on pourrait imaginer que Carla et Anne se substituent a posteriori aux sorcières en partageant leur savoir-faire afin que Bob fabrique un jour une flûte et puisse éventuellement en jouer dans l’intérêt commun. Sans compter que cette « position » philosophique empathique permettrait à Carla et Anne de partager entre elles leur savoir-faire et ainsi constituer, pourquoi pas, un trio pour jouer Beethoven


Equité et coopération sont les deux faces d’une même pièce.

Et en pratique ?

« Le travail est social par nature » comme le précise l’agrégé et docteur en philosophie Jean-Michel Muglioni :

« Quelle conséquence tirer de la nature sociale du travail ? Il n’est pas choquant « qu’en France on travaille un jour sur deux pour l’État », mais il est choquant que les plus hauts salaires ou les plus hauts revenus contribuent au bien commun proportionnellement moins que les plus bas, c’est-à-dire qu’une trop grande part des produits de leur travail ou du capital soit réservée à leur enrichissement personnel, au détriment de la société. On le voit, le député choqué par le poids des impôts et des charges a oublié le sens du travail : il croit que le travail a pour finalité l’enrichissement personnel. »

Faut-il rémunérer le travail 50, 100, 600 fois plus que le salaire « de base » du fait d’une meilleure « performance » sociale ou économique éventuelle ? Sachant que les plus grandes inégalités proviennent des différences de patrimoines, ne faut-il pas taxer plus fortement les patrimoines monstrueux accumulés d'une génération sur l'autre sous le prétexte fallacieux de "mérite" ou de "talent"  ?

Eric Lombard, qui n’est pas issu de la gauche la plus radicale mais plutôt un ancien patron de la BNP et Ministre de l'Économie en France (2025), dénonce des salaires trop bas par rapport aux revenus du capital.

« Je pense que le capitalisme est déréglé et que la répartition des richesses est trop divergente par rapport à ce qui revient au capital. Depuis 20 ans, il y a trop de revenus qui sont reliés au capital et pas assez au travail. Les rendements de plus en plus élevés exigés par les investisseurs se font au détriment des salariés. »

Soit l'inverse de la belle tendance ultralibérale autocratique actuelle (Trump etc.) qui va dans le mur... et nous avec si l'on ne réagit pas. 

On le mérite ???

[1] « L’idée de Justice » - 2012 - Flammarion

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous