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Daniel Andler et la tentative de "dissolution" du libre arbitre !

Daniel Andler est une figure éminente de la philosophie française, ancien mathématicien et actuellement Professeur Émérite à Sorbonne Université, ainsi que membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Ses intérêts de recherche se concentrent principalement sur les fondements des sciences cognitives et leurs implications pour la compréhension des affaires humaines, avec une attention particulière portée aux modèles de l'esprit, au rôle du contexte / situation et au raisonnement. 

La position de Daniel Andler sur le libre arbitre humain ne se réduit pas à une simple affirmation ou négation de son existence, ni ne s'inscrit clairement dans les catégories traditionnelles du compatibilisme ou de l'incompatibilisme. Au contraire, son approche se veut une posture nuancée caractérisée par un "naturalisme critique" - que d'autres taxeraient de naturalisme honteux - qui vise à intégrer les avancées des sciences cognitives et de l'intelligence artificielle tout en préservant un espace distinct et irréductible pour l'agentivité humaine (= contrôle, intentionnalité et activité que l'individu exerce sur le monde extérieur), la conscience et la responsabilité morale. Andler propose une démarche méta-philosophique qui cherche à "dissoudre" le problème traditionnel du libre arbitre plutôt qu'à lui apporter une solution directe.

On peut s'interroger sur ce "choix" de statut quo se résignant à vouloir dissoudre un problème philosophique qui n'aurait pas trouvé de consensus depuis 2000 ans alors que les conséquences humaines et sociales de l'existence ou non d'un libre arbitre ontologique sont des plus prégnantes (notamment culpabilité et punitions versus simple responsabilité). Daniel Andler souligne pourtant que les sciences humaines deviennent plus robustes et pertinentes pour les questions sociétales, et que le naturalisme joue un rôle important dans cette évolution. Mais il considère qu'il faut ériger des limites à la naturalisation complète des phénomènes humains. 

Andler considère que les agents humains ne sont pas simplement déterminés causalement à suivre les normes et qu'ils possèdent la capacité de choisir de s'y conformer ou non. Le comportement normatif humain ne saurait être entièrement réduit à une explication purement naturaliste. Toujours pour cet auteur, si les actions humaines font partie du monde naturel, notre connaissance et notre explication de la manière dont les humains prennent des décisions dans des contextes complexes et singuliers ne peuvent être entièrement saisies par les méthodes scientifiques naturalistes actuelles. Ainsi, l'agentivité humaine introduit un niveau de contingence et de particularité qui ne peut être entièrement prédit ou expliqué par les seules lois naturelles générales. Il soutient que les sciences humaines comprennent une composante essentielle idiothétique (dispositions personnelles, ne s'appliquent qu'à certaines personnes) et descriptive qui est connectée, mais seulement partiellement, au réseau de régularités et de contraintes mis en lumière par leurs sous-disciplines naturalistes. Pour lui, l'agentivité, la conscience et le libre arbitre ne peuvent se résumer à des processus purement physiques ou biologiques. Question : mais quels sont donc les éléments naturalistes qui échapperaient au monde physique (et biologique) ? Aucune réponse à ce stade... ni pas la suite.

Certes, évidemment, l'Humain, comme l'animal d'ailleurs, fait des choix, des centaines voire des milliers, tous les jours, conscients, inconscients ou réflexes. La question est justement de savoir si ces choix peuvent - même partiellement - être libres de toute détermination interne comme externe, consciente comme inconsciente. Si les lois naturelles s'appliquent toujours et partout, ce dont ne doute pas Daniel Andler je présume, il ne reste aucune place pour un libre arbitre ontologique qui défierait ces lois. Et ce n'est pas parce que "les humains prennent des décisions dans des contextes complexes et singuliers, décisions qui ne peuvent être entièrement saisies par les méthodes scientifiques naturalistes actuelles" qu'il existerait des trous spiritualistes dans la causalité. La science passe son temps à boucher ces trous avec des explications de plus en plus sophistiquées, et il faut se faire à l'idée que nous risquons de ne jamais connaître "tout" ; ce qui laisse de beaux jours aux fervents du Dieu bouche-trou ou des lacunes (Nietzsche), ainsi qu'aux asiles des ignorances (Spinoza).

Et alors ? Est-ce une raison suffisante pour passer par dessus bord le naturalisme strict, seul paradigme permettant un semblant de connaissance ? Le philosophe mathématicien Andler se pose, comme beaucoup, ce type de question : un meurtrier pourra-t-il dire au tribunal que c'est son cerveau qui a commandé son geste criminel, et qu'il faut donc soigner son cerveau plutôt que trancher la tête (ou enfermer le corps) ? Cet exemple souligne l'importance des implications éthiques, juridiques et sociétales si le libre arbitre ontologique et la culpabilité morale (et non la responsabilité) devaient être entièrement détruits par une explication scientifique purement naturaliste. La réponse naturaliste est assez simple et cohérente : oui, il faut soigner le cerveau plutôt que trancher la tête, tout en mettant hors d'état de nuire le délinquant ou meurtrier dans des conditions respectant les droits de l'humain. Il ne sera libéré que lorsque le degré de dangerosité sera jugé compatible avec la vie sociale au sens large (voir "Que faire ?")

Concernant l'IA, Andler rejette la notion d'une "superintelligence" éventuelle de la machine comme étant une croyance issue de la science-fiction, la décrivant comme un "concept faussement intangible" qui gagne une plausibilité indue par sa longue présence dans la fiction. A l'inverse de cet auteur, d'autres annoncent que nous poserons bientôt des questions à l'IA et que notre intelligence humaine limitée sera insuffisante pour "comprendre" les réponses ! Si l'on tient compte de l'énormité des connaissances fournies à une IA sans cesse améliorée, cette projection concernant une éventuelle superintelligence n'est pas à écarter d'emblée. D'ailleurs, quel pourcentage de l'humanité comprend "réellement" l'équation E=mc², comment "marchent" le téléphone et l'IRM, comment notre cerveau crée des images pour combler la tache aveugle dans notre vision etc. On vit avec toutes ces ignorances sans grandes difficultés, et mon hubris supporte très bien l'existence de machines ou d'humains plus intelligents que moi ; en fait un atout de taille pour ma (notre) survie.

Andler a raison de mettre l'accent sur les différences actuelles entre l'humain et l'IA concernant les qualia, la sensibilité, les émotions - absentes chez l'IA - alors que l'Humain possède un corps sensible et une histoire évolutive, soit des compétences émotionnelles et sociales essentielles pour l'intelligence humaine. Mais rien n'empêchera à l'avenir certains spécialistes de doter l'IA de récepteurs idoines, par exemple concernant l'odorat....

Reste à savoir si ces avancées éventuelles sont souhaitables. En particulier, faire naître chez l'IA un instinct de survie comme il existe chez l'Humain (et l'Animal) pourrait - étant donné la puissance de ces machines - poser de sérieux problèmes. Chez l'Humain déjà, certains instincts fantasmés de survie et/ou de grandeur peuvent conduire à des atrocités (restauration de l'empire russe...).

Pour en revenir au libre arbitre, la mention explicite de la thèse de doctorat (encadrée par Daniel Andler) de Stefano Cossara, "Pour un quiétisme pragmatique : en finir avec le débat sur le libre arbitre", est très révélatrice de l'approche méta-philosophique de ce dernier. L'objectif de la thèse - "Dissoudre le problème du libre arbitre plutôt que de le résoudre" -, s'inspirant de l'approche "négative et thérapeutique'" de Wittgenstein qui attribue les problèmes philosophiques à une confusion dans l'usage des mots, suggère fortement qu'Andler approuve, ou du moins explore activement, une refonte du débat sur le libre arbitre. Ce "quiétisme pragmatique" implique que la dichotomie traditionnelle déterministe/libertarienne pourrait être un problème mal posé découlant d'ambiguïtés linguistiques ou conceptuelles, plutôt que d'une véritable énigme métaphysique nécessitant une solution définitive. Cela s'aligne avec son "naturalisme critique" en suggérant qu'une explication scientifique complète pourrait ne pas résoudre le problème philosophique du libre arbitre de manière directe, mais plutôt nécessiter une clarification des concepts eux-mêmes, préservant ainsi la signification pratique et éthique du libre arbitre sans avoir besoin de trouver une "solution" au sens traditionnel.  Autrement dit, arrêtons de discuter du sujet puisque personne ne l'a résolu, ce qui restaure une certaine quiétude peut-être... mais ne résout toujours pas la question de savoir si l'on est en droit de punir ; ce qui renforce le statu quo actuel qui est bien celui de punir, punir et encore punir (voir "PUNIR, sinon...").

Ne pas prendre position est une prise de position. 

Daniel Andler est de fait compatibiliste ("les déterminants... mais pas que" ou '"les lois naturelles... mais pas que"), tout en se déclarant naturaliste... Nous ne sommes pas à une incohérence près sur ces sujets. 

Au passage, la confusion linguistique /conceptuelle entre la responsabilité (doit rendre des comptes) et la culpabilité (aurait pu faire autrement) est malheureusement la norme, tout particulièrement chez les anglo-saxons. Il faut pourtant bien séparer la responsabilité (c'est bien cet homme qui a tué un passant au hasard) de la culpabilité (il est schizophrène et "en crise", donc non coupable... mais responsable évidemment). Pratiquement toutes les études en philosophie expérimentale concernant le concept de libre arbitre questionnent les sujets sur la responsabilité - par exemple et pour simplifier - d'un criminel avéré. Les réponses sont : "oui il est responsable". Les chercheurs en déduisent que la majorité des sujets questionnés croient en un libre arbitre "réel". Bien évidemment qu'il est "responsable" ! Mais la question n'est pas celle-ci mais celle-là : aurait-il pu faire autrement ?

La confusion - déjà précisée - entre un choix et un choix libre n'est pas sans brouiller la réflexion.

Une autre confusion délétère est celle assimilant autonomie et libre arbitre. L'animal est autonome dans son milieu naturel, sans libre arbitre pour autant, même pour les plus croyants dans cette chimère métaphysique. 

Sans oublier la confusion permanente entre la sensation de liberté de la volonté que tous les humains ressentent au quotidien et la réalité ontologique d'un libre arbitre qui n'a pas de place dans le naturalisme, même critique. L'étude de Darby (2018) a bien montré le connectome reliant l'aire cérébrale qui nous donne la sensation d'agentivité avec une autre aire concernant la volition (voir "Dennet et le compatibilisme"). La sensation de libre arbitre est affaire de neurones et de synapses ; rien de plus, rien de moins.

Finalement, Daniel Andler pense que le libre arbitre « réel » ontologique reste une question ouverte que nous n’arriverons jamais à cerner complètement[1]. Comme d'ailleurs Dieu, l'origine de l'univers (multivers ?), la nature "réelle" - en soi - des choses etc. Ce qui n'est pas une raison pour ne pas prendre position à partir de ce que l'on sait quand des conséquences plus ou moins funestes pour la vie (survie) humaine sont en jeu, comme c'est le cas pour cette question du libre arbitre qui ne peut pas être "dissoute"... sauf à considérer qu'il ne peut tout simplement pas exister dans un paradigme naturaliste - critique ou non - et d'en tirer les conclusions qui s'imposent !

Du fait des connaissances scientifiques que nous avons acquises avec le choix d'un paradigme naturaliste (même "critique") plutôt que spiritualiste : la charge de la preuve est du côté du croyant, ici comme ailleurs. 

Et croire que l'on peut simplement dissoudre le sujet : c'est tout de même un peu court.

[1] « Quelle place pour le naturalisme dans le monde d'aujourd’hui ? » - podcast 

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Matérialisme versus naturalisme

Le matérialisme et le naturalisme sont deux courants philosophiques qui partagent des similitudes, notamment leur rejet des explications surnaturelles, d'une quelconque transcendance, de l'hypothèse d'un dieu quel qu'il soit... Cependant, pour certains philosophes, ces courants semblent diverger sur quelques points fondamentaux concernant la nature de la réalité et la portée de la connaissance.

Le matérialisme (Démocrite, Épicure, Lucrèce, La Mettrie, Diderot, d'Holbach, Marx, Engels...) est une doctrine selon laquelle la seule réalité existante est la matière et ses propriétés. Tout ce qui existe, y compris la conscience, la pensée, les émotions, est une manifestation émergente de la matière potentiellement réductible à des processus matériels.
Le matérialisme (physicalisme) donne la primauté à la matière. Il n'y a pas d'esprit ou d'âme immatérielle qui existerait indépendamment du corps ou de la matière. Les phénomènes mentaux, psychologiques et même sociaux sont expliqués en termes de processus physiques et chimiques au niveau le plus fondamental (ex : le cerveau et ses interactions neuronales). Le matérialisme s'oppose fermement au dualisme (séparation corps / esprit cher à Descartes) et au spiritualisme : tous les événements sont le résultat de chaînes causales matérielles bien souvent chaotiques (voir Chaos...). En l'absence de preuves établies, il n'y a pas de "force vitale" ou de "volonté divine" qui dirigerait les phénomènes rejetant ainsi catégoriquement l'existence de toute entité ou explication qui transcenderait le monde physique et ses lois.

De l'autre côté, le naturalisme (Stoïciens, Spinoza, la majorité des philosophes analytiques contemporains, les philosophes des sciences) est une doctrine philosophique qui se prétend plus large en affirmant que tout ce qui existe fait partie de la nature, et que la nature est le seul domaine d'étude valable. Il s'appuie fortement sur les méthodes et les découvertes des sciences naturelles pour comprendre le monde. Les phénomènes du monde, y compris les phénomènes humains (conscience, morale), peuvent être expliqués par des lois naturelles et des chaînes causales propres à la nature, sans recourir à des principes extérieurs.

A ce stade, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait différencier les deux approches. 

Il faut donc entrer dans quelques subtilités supplémentaires qui font tout le sel de la philosophie.
On peut dire que tout matérialisme est un naturalisme, car si tout est matière, alors tout est naturel. Cependant, l'inverse n'est pas nécessairement vrai, car tout naturalisme n'est pas nécessairement un matérialisme "strict"


Ainsi, un naturaliste peut accepter l'existence de phénomènes naturels (comme la conscience ou les lois de la physique) sans les réduire nécessairement à des entités purement matérielles. Le naturalisme est une position qui se veut - pour certains - plus large, moins "engagée" ontologiquement que le matérialisme sur la nature ultime des constituants du monde. Le naturalisme n'est pas une doctrine a priori qui imposerait le déterminisme à la nature, mais plutôt une approche qui s'ajusterait aux preuves scientifiques, en tenant compte par exemple de l'indétermination quantique (hasard "pur" échappant (?) au chaos déterministe). Cependant, l'indéterminisme quantique n'implique fort heureusement pas un chaos total au niveau macroscopique. Les effets quantiques se "moyennent" souvent à grande échelle, ce qui fait que le monde macroscopique apparaît largement déterministe ou prédictible, même si le fond est probabiliste. Le chaos déterministe est d'ailleurs un concept de la physique classique qui montre que même des systèmes déterministes peuvent être imprédictibles en raison de leur sensibilité extrême aux conditions initiales, sans être pour autant l'indéterminisme fondamental de la mécanique quantique tel que décrit dans le modèle standard quantique actuel. 
La physique moderne (mécanique quantique, théories des cordes) a déjà tellement élargi la notion de "matière" (champs, énergie, information fondamentale) que la distinction devient moins pertinente, et que ce que certains naturalistes appellent "non-matériel" pourrait simplement être une forme plus subtile de la "matière" et de la "manière"que nous ne comprenons pas encore.
Affirmer que tout est Matière d'un côté ou que tout est Nature de l'autre... La belle affaire. On a le sentiment de se retrouver au milieu des querelles byzantines concernant le sexe des anges, une incongruité en la Matière si je puis dire. Et le débat ne date pas d'hier, évidemment...
En termes d'efficacité et d'heuristique : est-ce que l'une ou l'autre position est susceptible de fournir - par exemple en sciences - des avancées différentes en quantité ou en qualité ? C'est loin d'être le cas. En fait, pour la plupart des scientifiques, dans les applications quotidiennes, le chevauchement des deux concepts est si important que la distinction semble superflue.

On peut même se demander si ces pseudo différences entre matérialisme et naturalisme ne résident pas dans des résidus spiritualistes non assumés du côté de certains naturalistes proclamés comme notamment les philosophes Marcel Conche ou Daniel Andler, tous deux hostiles à remettre en question un libre arbitre incompatible pourtant avec le matérialisme. Les difficultés de ces naturalistes à abandonner toute forme de réductionnisme radical peut parfois ressembler à une tentative de préserver un espace pour des phénomènes qui, bien que qualifiés de "naturels", semblent échapper à une explication purement matérielle ; un peu comme un "résidu" du spiritualisme et/ou du dualisme qu'ils rejettent pourtant explicitement... Pourquoi vouloir que la conscience ou l'information ne soit pas entièrement et fondamentalement matérielle, si l'on rejette par ailleurs le surnaturel ? 

Par exemple, certains naturalistes comme David Chalmers, avancent que l'expérience subjective (les qualia) ne peut être pleinement expliquée par les seules propriétés physiques du cerveau. Ils sont des "propriétés naturelles" qui émergent du cerveau, mais leur nature qualitative ne semble pas réductible à des faits neuronaux. 
Les matérialistes rétorquent : si ce n'est pas purement physique, qu'est-ce que c'est alors ? N'est-ce pas plutôt une manière détournée de réintroduire une forme de dualisme des propriétés, où la conscience serait une "chose" naturelle mais non physique ? 
Certains autres naturalistes déclarés - des "platoniciens modérés" adeptes d'un certain "monde des idées (?) - affirment que les entités mathématiques ou les lois de la logique ont une existence objective et naturelle, non créée par l'esprit humain ni réductible à des configurations matérielles. 
Les critiques matérialistes peuvent alors se demander : si les entités mathématiques ou les lois de la logique ne sont pas matérielles, quel serait donc leur statut ? Ne sommes nous pas en train de postuler ici des "formes" ou des "idées" à la manière platonicienne, ce qui, bien que "naturel" aux yeux de ces naturalistes déclarés, s'éloigne de la matérialité ? 
Autre exemple concernant les différences supposées entre émergence "faible" et "forte". L'émergence faible est compatible avec le matérialisme : les propriétés émergentes sont imprévisibles au niveau inférieur, mais entièrement causées et constituées par ce niveau inférieur (ex : les propriétés de l'eau à partir de H2O). L'émergence forte, en revanche, suggère que les propriétés émergentes ont des pouvoirs causaux nouveaux et fondamentaux qui ne peuvent pas être expliqués ou dérivés des propriétés des parties. C'est cette  conception que les matérialistes soupçonnent de flirter avec des explications non physiques. 
Quant aux attaques concernant un "matérialisme vulgaire" : certains naturalistes - sans doute plus élégants que les pauvres matérialistes bas du front - veulent congédier cette conception matérialisme qui réduirait par exemple l'amour à de simples décharges neuronales sans saisir la richesse de l'expérience vécue. Pourtant, c'est bien une affaire de neurones et de synapses (quoi d'autre ?) dans le cadre de la sélection naturelle, de même que les circuits neuronaux de la faim, de la peur, de la colère... Et ce n'est pas parce que nous ressentons les qualia correspondants (coup de foudre, décharge d'adrénaline etc.) que ce processus échappe aux lois physicalistes / matérialistes. Pas de cupidon à l'horizon, mais un habillage sentimental et orgasmique pour favoriser la reproduction de l'individu et de l'espèce, lune de miel comprise. Et alors ? 


Les quelques naturalistes concernés par ces ambiguïtés semblent vouloir garder le beurre (rejeter le surnaturel) et l'argent du beurre (préserver une "exception" non physique pour la conscience ou d'autres phénomènes). 


Nous laisserons la crémière tranquille concernant cette affaire : retournons plutôt à la paillasse et aux éprouvettes !
Pour tout dire, vous l'aurez compris, je suis matérialiste et naturaliste.
Si, si, ça existe !
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La Boussole de la Raison !

Chesterton écrit : 

« Certains – et j'en fais partie – pensent que la chose la plus pratique et la plus importante chez un homme reste sa vision de l'univers. Nous pensons que pour une propriétaire qui envisage de prendre un locataire, il est important de connaître ses revenus, mais plus important encore de connaître sa philosophie. Nous pensons que pour un général qui s'apprête à combattre un ennemi, il est important de connaître ses effectifs, mais plus important encore de connaître sa philosophie."

Face à l'infinie étendue de ce que nous ne savons pas, la question philosophique de savoir sur quelle base fonder nos réflexions et nos actions se pose avec une acuité particulière. L'attrait de la spéculation, des hypothèses non vérifiées et des appels à l'inconnu peut parfois sembler séduisant, offrant des réponses là où la science et la raison présentent des limites ou des incertitudes, sachant que nous ne saurons probablement jamais tout.  

Cependant, l'analyse révèle que la voie la plus cohérente et la plus pragmatiquement justifiable réside dans la primauté de la connaissance étayée – même provisoirement – sur des spéculations dépourvues de fondement probant. 

L'intuition, c'est bien. La raison, c'est mieux. 

Et les croyances qui se moquent de la raison sont des monnaies de singe.

L'épistémologie, c'est-à-dire la branche de la philosophie qui étudie la nature, la portée et la justification de la connaissance, nous enseigne que toutes les croyances ne se valent pas. Les connaissances acquises par des méthodes rigoureuses, telles que l'observation empirique, l'expérimentation contrôlée et le raisonnement logique, possèdent une fiabilité supérieure aux intuitions, aux traditions infondées ou aux spéculations sans ancrage dans une réalité observable.

Le pragmatisme philosophique, notamment dans les travaux de Charles Sanders Peirce et William James, met en avant la valeur pratique de la connaissance. Pour James (1907), la vérité d'une idée se mesure à ses conséquences pratiques et à son efficacité dans le monde réel. Une connaissance étayée, capable de prédire des phénomènes et de guider des actions réussies, démontre une "valeur de vérité" supérieure aux spéculations qui ne produisent aucun résultat tangible ou vérifiable.

Le principe de parcimonie, souvent attribué à Guillaume d'Ockham (XIVe siècle), est un "outil" philosophique et scientifique qui stipule qu'il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité (voir Le rasoir d'Ockham). Appliqué à notre question, ce principe suggère que si une explication basée sur des connaissances établies suffit à rendre compte d'un phénomène et à guider nos actions, il est inutile et même contre-productif d'introduire des hypothèses spéculatives non nécessaires comme l'intervention d'entités surnaturelles ou l'existence de forces occultes sans aucune preuve.

La méthode scientifique, avec son cycle d'observation, d'hypothèse, de prédiction et de vérification, constitue l'outil le plus puissant dont nous disposons pour acquérir une connaissance fiable du monde. Bien qu'elle ne prétende pas à une vérité absolue et reconnaisse la nature provisoire de ses conclusions (Popper, 1959), elle offre un cadre rigoureux pour tester les idées et distinguer les affirmations étayées de celles qui ne le sont pas. 

Se baser sur la raison et les connaissances issues de la méthode scientifique pour prendre des décisions est donc une démarche rationnelle.

A contrario, se fonder sur des spéculations non étayées présente plusieurs risques :

  • Inefficacité pratique : certes "les hypothèses sont des filets : seul celui qui les lance attrapera" (Novalis). Mais les actions basées sur des hypothèses sans fondement ont peu de chances d'atteindre les résultats escomptés et peuvent même avoir des conséquences négatives imprévues.
  • Biais cognitifs : nos intuitions et croyances non étayées sont sujettes à des biais cognitifs (Tversky & Kahneman, 1974) qui peuvent induire en erreur et nous conduire à des conclusions fausses.
  • Absence de progrès : se contenter de spéculations non vérifiées entrave la recherche de connaissances plus fiables et le progrès dans notre compréhension du monde.
  • Prise de décision irrationnelle : dans des domaines critiques comme la médecine, l'ingénierie ou les politiques publiques, se baser sur des spéculations au lieu de preuves solides peut avoir des conséquences sociétales et individuelles désastreuses... comme refuser la vaccination COVID.

Le Contexte de l'Inconnu et de la Décision

Nous sommes constamment confrontés à l'inconnu et à des situations où la connaissance parfaite fait défaut. Dans ces cas, la décision doit se baser sur la meilleure information disponible, même si elle est incomplète ou probabiliste. La démarche "rationnelle"devrait alors consister à :

  1. Identifier clairement ce que l'on sait : recenser les connaissances étayées pertinentes concernant la situation particulière. Ce qui n'est pas une mince affaire (lectures / discussions / réflexion...). N.B : dès que l'on aborde des sujets un peu "pointus", le format Tik Tok semble insuffisant.
  2. Évaluer l'incertitude : reconnaître les limites de notre savoir et les marges d'erreur potentielles.
  3. Formuler des hypothèses testables : si l'on doit s'avancer au-delà de la connaissance établie, formuler des hypothèses claires et susceptibles d'être vérifiées ultérieurement.
  4. Adopter une approche prudente et adaptative : prendre des décisions en tenant compte de l'incertitude et être prêt à ajuster ses actions en fonction de nouvelles informations en ayant conscience du biais de confirmation notamment.

Face à la nécessité constante de prendre des décisions dans un monde complexe et souvent incertain, la boussole de la raison nous oriente vers la primauté de la connaissance étayée. Bien que la spéculation puisse avoir un rôle dans la formulation d'hypothèses initiales, elle ne saurait constituer un fondement fiable pour l'action. En nous basant sur ce que nous savons – même si ces connaissances sont provisoires et en constante évolution grâce à la rigueur de la méthode scientifique et à la pensée critique – nous augmentons les chances de prendre des décisions éclairées, efficaces et adaptées à la réalité. 

L'attrait de l'inconnu ne doit pas nous détourner de la solidité de ce qui a été démontré et continue d'être validé par l'expérience et l'investigation du monde. 

Ce qui pourrait nous vacciner - on a le droit de rêver - contre (liste partielle) le complotisme, les traitements miracles, les fake news (infox), les "post-vérités", l'astrologie, les fantômes, la télépathie, la réincarnation, la sorcellerie, l'homéopathie, la médecine énergétique, la thérapie par les cristaux, le créationnisme, la Terre plate ou creuse, les extraterrestres, l'iridologie, l'influence de la lune (sauf sur les marées), la télékinésie, la graphologie comme prédicteur de personnalité, le moteur à eau, la chiromancie, la communication avec les morts, l'auriculothérapie, les fleurs de Bach, le mauvais œil, la possession démoniaque, Bigfoot, le monstre du Loch Ness, Chupacabra, la physiognomonie, la mémoire de l'eau, manger selon son groupe sanguin, la programmation neurolinguistique (PNL), les reliques miraculeuses, les illuminati, les Protocoles de Sion, l'égalité des chances... et le libre arbitre ontologique (à différencier de la sensation de volonté libre).

Tout ceci ne devrait être que banalités et évidences pour tous. Le problème est que ce n'est pas le cas : trois américains sur quatre croient dans le paranormal.

Comme l'indique cet article : croire au paranormal semble indiquer un manque de pensée critique, car les preuves des sciences modernes et contemporaines contredisent généralement l'existence de phénomènes paranormaux. Les croyants au paranormal se sont avérés moins performants aux tâches d'estimation de probabilité ( Blackmore et Trościanko, 1985 ). Dans une expérience de psychokinésie, les sujets avaient tendance à croire que leurs essais étaient réussis, même lorsqu'ils n'étaient statistiquement pas différents du hasard ( Benassi et al., 1979 ). Les gens sont souvent victimes de l'illusion du contrôle, dans laquelle les sujets confondent souvent habileté et chance ( Langer, 1975 ). Henslin (1967) a constaté qu'en jouant aux dés, les gens avaient tendance à lancer doucement lorsqu'ils voulaient des nombres faibles, tout en lançant fort pour des nombres élevés. Lorsque les sujets avaient la possibilité de parier avant et après le lancer des dés (mais avant que le résultat ne soit connu), les sujets plaçaient des mises plus importantes en pariant avant plutôt qu'après le lancer ( Strickland et al., 1966 ). 
Et comme le montre ce même article, il existe une corrélation positive entre la croyance au libre arbitre et les croyances paranormales !

Un p'tit déficit dans nos programmes éducatifs ?

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Références :

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Coopération versus Trahison

Le dilemme du prisonnier montre de façon assez surprenante que les stratégies humaines (et plus largement naturelles) de coopération l'emportent sur le moyen/long terme sur les stratégies de trahison.

Que donne un monde où la trahison est la règle ?

Les individus, entreprises et nations partent du principe que tout le monde cherche à maximiser son propre intérêt au détriment des autres. La confiance serait quasi inexistante.
Les relations sont opportunistes et éphémères. Les engagements (contrats, promesses, alliances) sont systématiquement rompus dès qu’un avantage individuel apparaît et la rivalité est omniprésente, mais sans cadre éthique ou coopératif, elle dégénère en conflits, sabotage ou exploitation.
Les relations humaines sont marquées par la suspicion. Les amitiés, les partenariats amoureux ou professionnels sont fragiles, car chacun craint d’être trahi.
La culture valorise l’individualisme extrême, la ruse et la victoire à tout prix. Les héros sont ceux qui “gagnent” en manipulant ou en écrasant les autres.
Les institutions (gouvernements, écoles, associations) sont faibles, car personne ne respecte les règles communes. La corruption est endémique.

En économie, les marchés sont chaotiques, car les entreprises trichent (fraudes, non-respect des contrats, dumping). Les coûts de transaction explosent à cause des garanties nécessaires pour limiter les trahisons (avocats, assurances, surveillance). L’innovation stagne : partager des idées ou collaborer sur des projets est risqué, car les partenaires volent ou sabotent. Les progrès technologiques sont lents. Les ressources sont gaspillées dans des luttes pour le pouvoir ou des conflits (guerres commerciales, litiges).

Concernant la politique et les relations internationales : les nations s’engagent dans des guerres ou des courses aux armements sans fin, car aucune alliance ne tient. Les traités sont violés dès qu’un avantage unilatéral apparaît. Les problèmes globaux (changement climatique, pandémies) sont ignorés, car aucun pays ne veut investir dans des solutions collectives sans garantie de réciprocité. Les organisations internationales sont inefficaces, minées par des veto et des agendas cachés.

Les conséquences à long terme sont catastrophiques !

Ce monde est instable et autodestructeur. Les ressources s’épuisent, les conflits s’intensifient, et la qualité de vie décline. Le dilemme du prisonnier, où la trahison mutuelle donne le pire résultat collectif, se répète à l’infini.
La société pourrait s’effondrer ou évoluer vers un système autoritaire extrême, où une force centrale impose l’ordre par la peur, limitant les trahisons mais au prix de la liberté...

Fort heureusement, nous ne sommes pas dans ce cas-là. 
Enfin... 

On peut toujours rêver à un monde où la coopération domine !

Les individus et groupes supposent que les autres agiront pour le bien commun. La coopération est la norme, renforcée par des mécanismes de réciprocité et de réputation.

Les relations sont durables, basées sur des engagements mutuels. Les conflits sont résolus par le dialogue et la négociation.
La rivalité existe (par exemple, dans le sport ou l’innovation), mais elle est encadrée par des règles et des valeurs partagées, évitant les comportements destructeurs.

Les relations humaines sont profondes et solidaires. Les communautés prospèrent grâce à l’entraide, que ce soit dans les familles, les quartiers ou les organisations. La culture célèbre la collaboration, l’empathie et les réussites collectives. Les héros sont ceux qui unissent, innovent ensemble ou résolvent des problèmes communs. Les institutions sont robustes, car les citoyens respectent les lois et participent activement à leur amélioration. L’éducation met l’accent sur la coopération et la résolution de conflits.

En économie, les marchés sont efficaces et stables, car les entreprises collaborent sur des standards, partagent des innovations et respectent les contrats. Les coûts de transaction sont faibles grâce à la confiance. L’innovation explose : les chercheurs, entreprises et gouvernements partagent leurs découvertes, accélérant les progrès technologiques (par exemple, des percées en énergie renouvelable ou en médecine). Les inégalités sont réduites, car la coopération favorise des politiques de redistribution et des opportunités équitables. Les ressources sont gérées de manière durable.

Politique et relations internationales : les nations forment des alliances solides pour résoudre les problèmes globaux. Des accords climatiques, des campagnes de santé publique ou des traités de paix sont respectés et renforcés. Les organisations internationales (comme une ONU renforcée) coordonnent les efforts mondiaux avec succès, car les pays privilégient le bien commun sur les intérêts nationaux à court terme. Les conflits sont rares et résolus par la médiation. Les budgets militaires diminuent, libérant des ressources pour l’éducation, la santé ou l’infrastructure.

Les conséquences à long terme sont bénéfiques !!

Ce monde est stable et prospère. Les problèmes globaux sont gérés efficacement, la qualité de vie augmente, et les sociétés s’adaptent aux défis grâce à la collaboration.
Le dilemme du prisonnier est résolu par des stratégies coopératives (comme “donnant-donnant” dans les jeux itérés), où les acteurs maximisent les gains collectifs tout en protégeant leurs intérêts.
Cependant, ce monde pourrait être vulnérable à l’exploitation par des acteurs opportunistes si des mécanismes de sanction ou de vigilance ne sont pas en place.

En conclusion, le monde de la trahison est un cercle vicieux menant à l’épuisement des ressources et à l’instabilité. Le monde de la coopération est un cercle vertueux favorisant la durabilité et la résilience.

La trahison freine l’innovation par peur du vol ou du sabotage ; la coopération l’accélère par le partage et la synergie.

La trahison crée un environnement stressant, où chacun est isolé ; la coopération favorise le bien-être, la sécurité et l’épanouissement collectif.

Aucun de ces mondes n’existe sous forme pure. Le monde réel oscille entre les deux, avec des contextes où la trahison domine (Vous ne trouvez pas qu'il commence à faire un peu chaud ?) et d’autres où la coopération prévaut (par exemple, les alliances scientifiques). 
Le défi est de concevoir des systèmes qui favorisent la coopération tout en dissuadant la trahison. 

Une utopie ? 
Tout dépend de nous.

Pour ceux qui cherchent à comprendre les origines de la paix et de la guerre - sujet très connexe - voir cette conférence particulièrement riche de Hugo Meijer, chargé de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris : "Aux origines de la guerre et de la paix dans l’espèce humaine"

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous

Lucrèce : qui dit mieux ? Marc Aurèle ? Spinoza ?

La vision matérialiste du monde ne date pas d'hier. Et dans cette vision, la place d'un éventuel libre arbitre pose problème depuis toujours.

Lucrèce (vers 99-55 av. J.-C.), poète et philosophe épicurien, et Marc Aurèle (121-180 ap. J.-C.), empereur romain et philosophe stoïcien, sont deux figures majeures de la pensée antique. Bien que leurs philosophies reposent sur des bases matérialistes, leurs approches diffèrent profondément, notamment en ce qui concerne la conception du monde et de la liberté humaine (libre arbitre compris).

Le stoïcisme, tel que pratiqué par Marc Aurèle, repose sur une vision matérialiste du cosmos. Selon les stoïciens, tout ce qui existe est matériel, y compris l’âme (?) et la raison divine (logos). Dans ses "Pensées pour moi-même", Marc Aurèle insiste sur l’unité du cosmos, régi par une rationalité immanente et une nécessité absolue. Il écrit : 

"Tout ce qui arrive arrive justement ; si tu observes avec soin, tu le trouveras ainsi" (Pensées, IV, 10).

Pour Marc Aurèle, le matérialisme stoïcien implique une acceptation totale des événements, car ils sont déterminés par la providence divine. Cette vision exclut toute contingence (possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas) : chaque événement s’inscrit dans un ordre cosmique parfait. Le libre arbitre humain résiderait non pas dans la capacité à changer les événements, mais dans l’attitude intérieure face à ceux-ci, à travers la vertu et la maîtrise de soi. Il semble ici que Marc-Aurèle fasse référence au sentiment (attitude intérieure) de volonté libre concernant le bien et le mal (vertu) que l'on pourrait contrôler (maîtrise de soi), ce qui est incohérent avec les déterminations de la providence divine... 

De son côté, de Lucrèce expose dans son poème De Rerum Naturala la doctrine épicurienne, également matérialiste. Selon Épicure, relayé par Lucrèce, l’univers est composé d’atomes et de vide, et tout phénomène, y compris l’âme (?), résulte de combinaisons atomiques. Mais contrairement au stoïcisme, l’épicurisme rejette toute idée de providence ou de finalité cosmique. Le matérialisme de Lucrèce est mécaniste : les atomes se meuvent dans le vide selon des lois naturelles, sans intervention divine. Cependant, pour éviter un déterminisme strict qui interdirait la liberté, Lucrèce introduit le concept de clinamen ("déclinaison"), soit une déviation spontanée des atomes qui joue un rôle clé dans sa conception de la liberté humaine et de la contingence.

En résumé, Marc Aurèle et Lucrèce partagent une vision matérialiste : ils rejettent les explications surnaturelles et s’appuient sur une compréhension physique du monde.
Cependant, le stoïcisme de Marc Aurèle est téléologique (orienté vers une finalité) et déterministe, avec un cosmos ordonné par le logos alors que l'épicurisme de Lucrèce est anti-téléologique et introduit une part de contingence via le clinamen. Ce concept de clinamen est un concept central dans l’épicurisme de Lucrèce. Il désigne une légère déviation "spontanée" des atomes dans leur chute verticale à travers le vide. Cette déviation, sans cause déterminée, permettrait d’expliquer deux phénomènes majeurs :
  • La formation du monde : sans le clinamen, les atomes, tombant parallèlement, ne se rencontreraient jamais pour former des corps complexes.
  • La liberté (de la volonté) humaine : le clinamen introduit une rupture dans le déterminisme strict, permettant aux êtres humains d’agir librement. Lucrèce écrit : 
"C’est cette légère déclinaison des atomes, en un temps et un lieu indéterminés, qui fait que l’esprit n’est pas contraint par une nécessité intérieure" (De Rerum Natura, II, 292-293).

Le clinamen est une innovation philosophique audacieuse, bien que peu détaillée par Lucrèce, qui vise à concilier matérialisme et libre arbitre.

Dans le stoïcisme de Marc Aurèle, il n’existe aucun équivalent du clinamen. Le cosmos est entièrement déterminé par la providence, et toute forme de contingence est exclue. Marc Aurèle ne conçoit pas la liberté comme une capacité à initier des actions indépendantes, mais comme une conformité volontaire à l’ordre cosmique. Il écrit : 

« Aime ce qui t’advient et ce qui est filé pour toi par le destin » (Pensées, VII, 57) 

Cette vision déterministe s’oppose directement à l’idée épicurienne de clinamen. Pour Marc Aurèle, introduire une déviation spontanée comme le clinamen serait incompatible avec l’harmonie et la rationalité du cosmos. Mais il ne nie pas pour autant la possibilité d'une liberté intérieure :

« Tu as la puissance sur ton esprit, non sur les événements extérieurs » (Pensées, XII, 22).

Avec ces deux philosophes matérialistes, on a le choix entre la liberté humaine permise grâce au clinamen (Lucrèce) ou l'absence de libre arbitre dans une sorte de fatalisme, de destinée cosmique "nécessaire" (Marc-Aurèle) tempérée par une quête de liberté intérieure et de vertu, ce qui le distinguerait d’un fatalisme purement passif... 

Tout ceci ne clarifie guère la question d'un libre arbitre ontologique !

En particulier, si le clinamen lucrécien est essentiel pour la formation des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste, encore faut-il, pour accepter cette idée, introduire une force qui viendrait de nulle part si l'on tient compte des lois de la thermodynamique (certes inconnues à l'époque). Soit suivant les cas, la déviation d'un atome, d'un électron, d'un quark top, voire un arrêt de trajectoire comme dans cette image, sans cause, sans force ? 


Certains ont tenté de réanimer ce clinamen moribond en convoquant la mécanique quantique comme Penrose et ses "microtubules" (voir Libet et la liberté (de la volonté). Ce à quoi la "neurophilosophe" Patricia Churchland répond : 

"La poussière de lutin dans les synapses est à peu près aussi puissante sur le plan explicatif (du libre arbitre) que la cohérence quantique dans les microtubules."

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Il nous faudrait un arbitre (libre) des élégances philosophiques ; qui pourrait être l'immense Baruch Spinoza.

"Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela que les hommes ont conscience de leur appétits et ignorent les causes qui les déterminent"… la chaîne des causes est infinie et ce que je veux résulte toujours de ce que je suis et fus. La volonté est toujours déterminée par son histoire."

Donc, ni clinamen, ni "puissance sur notre esprit".

Reste que Spinoza pense que nous pouvons atteindre un certain niveau (degré) de liberté par une meilleure connaissance de nos déterminants ; soit un appel à la culture... Mais cette culture est elle-même déterminée (milieu / temps / désir etc.) si l'on veut rester cohérent dans le cadre du déterminisme (et indéterminisme quantique) des lois naturelles. On ne peut pas s'affranchir facilement du déterminisme causal, pas plus que de l'indétermination quantique : ce serait revenir au clinamen sans oser le dire.

Cher Baruch : n'est-ce pas un ultime stratagème pour tenter de sauver un libre arbitre ontologique ?

En attendant sa réponse, il n'y a plus qu'à se faire son propre avis, déterminé, après avoir pris en compte quelques avis supplémentaires.

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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous