« La volonté n'est qu'un autre nom pour l'idée de choisir en fonction des résultats à long terme plutôt qu'à court terme ».
Une idée qui « mérite » quelques réflexions : on ne peut pas penser quelque chose avant d'y penser. Combien de fois a-t-on pu se dire : « mais pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt » ? Tout simplement parce qu’on ne choisit pas librement les idées qui nous viennent à l’esprit. Nous ne faisons que constater leur irruption. Si les idées font irruption sans contrôle, si ce matériau idéique avec lequel nous pesons le pour et le contre dans la délibération décisionnelle est d’origine inconsciente, non libre, comment peut-on affirmer que la pondération finale devrait être elle-même « libre » ?
Et il ne faudrait pas oublier dans cet inventaire de déterminants à la Prévert tout ce qui est désirs, pulsions, affects, peurs, passions plus ou moins répressibles. La balance mentale se fait alors entre les « pour » et les « contre » telle décision, tel comportement.
Sans prendre pour exemple le choix majeur lors de la dernière guerre entre résistance, neutralité[2] et collaboration, prenons une situation plus récente non dénuée de conséquences importantes - suite à la COVID notamment - comme celle d’une alternative possible entre garder son emploi urbain ou partir vivre à la campagne, loin des virus...
L’attribution du « poids » de ces
différents critères - en tout cas ceux qui viennent à l’esprit (plus
précisément le cortex orbitofrontal, support de notre système de valeurs) - est
intimement liée au passé de chacun ; passé unique, singulier. Je peux donner un poids positif de 5 au critère « vie plus saine pour élever mes
enfants » loin des virus citadins et de la pollution, mais 12 en
négatif au critère « je vais devoir
changer de métier »... ou seulement 2 à ce même critère si je peux
travailler en visioconférence ! Et lorsque nous ne savons pas
encore ce que nous voulons, c’est parce que nous ne voyons pas vers où nous
penchons le plus ; au point de jouer
(rarement) la décision à pile ou face, en désespoir de cause. Une pincée
d’indéterminable (hasard) pour déterminer l’indéterminable.
Plus généralement, lors de la prise de décision
parmi plusieurs alternatives possibles, il semble bien que le cerveau utilise
des modèles statistiques de type bayésien comme le montre le
neuroscientifique Stanislas Dehaene[3] pour évaluer les
conséquences potentielles de chaque action, en fonction des informations
disponibles et des objectifs à atteindre. Par exemple, si on doit choisir entre
deux restaurants, le cerveau va estimer la probabilité que chacun soit
satisfaisant, en tenant compte de ses préférences, de ses souvenirs, des avis
d’autres personnes, etc. Il va aussi prendre en compte les coûts et les
bénéfices associés à chaque option, tels que le prix, la distance, le temps
d’attente... Le cerveau va ensuite pondérer, comparer ces estimations et
sélectionner l’action qui maximise son utilité espérée. Un « simple »
calcul, plus ou moins urgent selon les situations, à partir des déterminants
connus, sans LA « réel ». Quand nous délibérons, c’est sur ce que l’on va faire, pas
sur ce que l’on va vouloir !
Et la plupart du temps, nous n’avons évidemment pas en tête la totalité des déterminants à l’œuvre dans nos décisions, quitte à bidouiller notre propre logique. Pour Freud :
« Une formation intellectuelle nous est inhérente, qui exige de tous les matériaux qui se présentent à notre pensée un minimum d’unité, de cohérence et d’intelligibilité; et elle ne craint pas d’affirmer des rapports inexacts, lorsque, pour certaines raisons, elle est incapable de saisir les rapports corrects » (Totem et tabou 3 , 1913, p. 111).
On ne connaît
pas l’avenir comme le rappelle Petit Gibus de la « Guerre des
boutons » : « si j’aurais
su, j’aurais pas v’nu »... Œdipe tue son père, épouse sa mère, en
toute méconnaissance de cause. Mais le « destin » et le « fatalisme » n’existent pas
pour autant dans un monde déterministe imprévisible puisque chaotique. Et rien
n’est écrit dans un grand livre englobant passé, présent et avenir.
Comme conclut fort chrétiennement le philosophe Cyrille
Michon :
« Si le
choix est libre, il doit être inexplicable ».[4]
On ne peut être plus clair sur la nécessité d’un « acte
de foi » pour croire au Libre Arbitre ; mais on est plus proche ici
d’une apologie aporétique que d’un argument apodictique* ! Je plaisante. Si l’on
trouve quelques explications, quelques déterminants de nos choix, c’est bien
que ce choix n’est pas si « libre » que ça. Et si l’on ne trouve pas
d’explication, ceci ne prouve pas pour autant la liberté du choix : notre
méconnaissance (provisoire ?) des mécanismes d’un phénomène naturel n’est en rien
la porte ouverte au surnaturel. Et que dire lorsqu’on vient de faire quelque
chose sans comprendre pourquoi on l’a faite, ce qui arrive un jour ou l’autre,
souvent avec l’âge qui avance...
Quand le docteur en neuropsychologie Philippe Allain aborde la
« mécanique » de nos choix et prises de décisions, il en précise
plusieurs formes dont la prise de décision « sous risque » et la
prise de décision « sous ambiguïté », sans jamais faire intervenir un
quelconque LA « réel »[5].
Le neuroscientifique Mathias Pessiglione résume ainsi le
processus de motivation/décision, sans faire appel à une « volonté
libre » : notre expérience subjective du libre arbitre est souvent biaisée
par notre incapacité à percevoir les processus cognitifs inconscients qui ont
précédé notre prise de décision. Notre cerveau génère une « illusion
rétrospective » dans laquelle nous avons l'impression d'avoir choisi
consciemment une option parmi plusieurs, alors que notre décision a déjà été
influencée par des facteurs préexistants[6].
Le concept de prise de décision semble plus accessible d’un point de vue
expérimental en neuroscience plutôt qu’un Libre Arbitre qui ressemble à une
entité fantomatique. Selon les neuroscientifiques spécialistes de la décision
Abbas Khani et Gregor Rainer[7],
la prise de décision...
« est un
comportement adaptatif qui prend en compte plusieurs variables d’entrée
internes et externes et conduit au choix d’un plan d’action plutôt que
d’autres alternatives disponibles et souvent concurrentes ».
On retrouve l’idée d’inférence statistique Bayésienne précédemment évoquée concernant le « calcul » algorithmique cérébral de la prise de décision.
Notons que nos idées ont quelque chose à voir avec nos sens et nos expériences passées. Ces idées apparaissent et s’associent en formant un chapelet pratiquement ininterrompu le jour, et jusque dans nos rêves la nuit. Ainsi, dans le cas d'une personne aveugle de naissance, les images dans les rêves ne sont pas basées sur des souvenirs visuels qu’elle ne peut avoir, mais plutôt sur des sensations, des émotions et des concepts abstraits. Une personne aveugle de naissance peut rêver de se déplacer dans un environnement, mais ses sensations seront basées sur des sens comme le toucher, l'ouïe ou l'odorat, c’est-à-dire ce qu’il connait ; il ne peut « inventer » des images dans ses rêves inconscients du fait qu’il ne sait pas ce que c’est de « voir » d’un point de vue phénoménal. Où l’on voit bien, ici comme partout, le continuum de déterminants auquel rien ne peut échapper.
Pour finir, deux spécialistes en neurosciences nous parlent des interactions entre raison et émotions dans nos prises de décision, sans aucune trace de libre arbitre ontologique.
Cliquer sur le carré en bas à droite des vidéos pour agrandir l'écran.
Et pour aller plus loin, le livre "La dernière
blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en
cliquant sur l'image ci-dessous
[1] « L'Erreur
de Descartes » - 1994 - https://journals.openedition.org/osp/748
[2] Le philosophe Vladimir Jankélévitch a fustigé
l’inaction durant la seconde guerre mondiale de ses collègues Sartre et Merleau-Ponty
(« Merleau-Ponty, ce n'est vraiment
rien du tout ! Un petit caractère »)
[3]
« Le cerveau statisticien : La révolution Bayésienne en sciences
cognitives » - Stanislas Dehaene - https://www.youtube.com/watch?v=Q0AO6GmqzSQ
et https://www.youtube.com/watch?v=91INXTG4-uY
et généralités : « Inférence
bayésienne » - https://fr.wikipedia.org/wiki/Inf%C3%A9rence_bay%C3%A9sienne
[4]
« Qu’est-ce que le libre arbitre » - p. 122 - 2011- VRIN
[5] « La
prise de décision : aspects théoriques, neuro-anatomie et évaluation » - https://www.cairn.info/revue-de-neuropsychologie-2013-2-page-69.htm
[6]
« Subliminal Instrumental Conditioning Demonstrated in the Human Brain » -
2008 -https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2572733/ et
“Les Vacances de Momo Sapiens : notre cerveau entre raison et déraison » - 2021 - Odile Jacob
[7] « Neural and neurochemical basis of reinforcement-guided decision making » - https://journals.physiology.org/doi/full/10.1152/jn.01113.2015?rfr_dat=cr_pub++0pubmed&url_ver=Z39.88-2003&rfr_id=ori%3Arid%3Acrossref.org