Le philosophe des sciences Gaston Bachelard nous a prévenu concernant la pensée scientifique :
«... le
cerveau n’est plus absolument l’instrument adéquat de la pensée scientifique,
autant dire que le cerveau est l’obstacle à la pensée scientifique. Il faut
penser contre le cerveau ».[1]
Ce qui semble en premier lieu assez paradoxal puisque l’on pense a priori « avec » son cerveau plutôt que « contre ». Bachelard fait référence à une contradiction, un conflit interne entre les réactions instinctives ou impulsives du cerveau et les pensées rationnelles conscientes.
Écarter de notre
entendement par la raison tout ce qui émane de notre cerveau mystique, tout ce
qui suppose des entités surnaturelles[2]
ectoplasmiques plus qu’improbables dans le but de nous rassurer (constat de la
finitude humaine versus la survie à
tout prix), c’est effectivement « penser
contre son cerveau » en actionnant un minimum de rationalité, ce qui n'est pas inutile pour mener à bien une réflexion scientifique...
Mais « Penser contre son cerveau » n’est pas un long fleuve tranquille. Toute l’histoire des découvertes scientifiques montre cette lutte permanente entre l’évidence profane et les lois naturelles au sens large comme on peut le voir dans la théorie de l'évolution[3] ou de la chute des corps[4], l’origine de l'univers, l’âge de la Terre, le modèle héliocentrique, la physiopathologie des maladies, la théorie de la relativité, la mécanique quantique, la conscience comme produit du cerveau etc.
Un aparté : ces scientifiques
auraient-ils « plus » de Libre Arbitre « réel » que de
reste de la population, ce qui leur permettrait de mieux penser « contre leur cerveau » ?
Mais alors, ce LA ne serait pas - encore une fois - distribué également à
tous ? On nous aurait menti à l’insu de notre plein gré ? Ce LA ne
serait qu’un déterminant à géométrie variable comme les autres déterminants,
tristement banal ? Mais alors, quid
de la punition du fait de posséder un « mauvais » libre
arbitre qui ne serait pas le produit d’un « choix libre » ?
On se retrouve à nouveau devant l’aporie d’un Libre Arbitre surnaturel incompatible avec
le paradigme naturaliste/matérialiste scientifique.
Pour revenir à notre sujet : dans la vie courante, si vous ressentez de la colère mais que vous choisissez de réagir avec une certaine compassion plutôt que de céder à l'impulsion et à la confrontation, on peut dire que vous pensez « contre votre cerveau ». Mieux connaître nos nombreux biais cognitifs et s’en méfier, c’est à nouveau « penser contre son cerveau », sachant que le cerveau humain "normal" est plutôt déficient dans nombre de situations (voir Le cerveau humain normal mais déficient).
De nombreuses cultures et religions ont enseigné que l'humain occupait une position dominante sur la Terre, en tant que couronnement de la création (fils de Dieu ) ou en raison de capacités spéciales telles que la raison, la conscience ou l'âme. Sortir de ces idées reçues qui nous confortent dans un hubris plaisant mais irrationnel, c’est aussi « penser contre son cerveau ». Et c'est tout, sauf facile.
Quelques exemples concernant le conflit entre corps, esprit et société :
1) Quand un individu parfaitement immergé dans un bain culturel « conservateur » ressent à l’adolescence une attirance pour le même sexe que le sien, le désir de "premier ordre" entre en conflit direct avec la bienséance sociale du "second ordre" (bien que ce soit heureusement de moins en moins le cas, en tout cas dans les sociétés dites "avancées"). Ces déterminants ressentis comme incompatibles peuvent, selon les autres déterminants associés, aboutir à une révolte brutale avec remise en cause de l’ordre familial, voire sociétal, ou au contraire conduire à fonder une famille en bonne et due forme, apparemment... l'esprit, le désir et le corps capitulant devant les injonctions sociales. Comment "penser contre son cerveau" dans de telles situations ? C'est tout, sauf facile.
2) Autre exemple de l’importance de « penser contre son cerveau » : du fait d’un câblage
cérébral dès la naissance, une étude montre notre préférence innée pour les
visages de notre communauté, de notre "race" (ethnie) :
« Une tâche de
préférence visuelle standard a été utilisée pour examiner les temps de regard
des enfants de 3 mois sur les visages de leur propre race par rapport
aux visages des autres races en fonction de l'exposition environnementale aux
visages des deux catégories. Les participants étaient des nourrissons
caucasiens vivant dans un environnement caucasien, des nourrissons africains
vivant dans un environnement africain et des nourrissons africains vivant dans
un environnement à prédominance caucasienne. Les résultats indiquent que la
préférence pour les visages de race propre est présente dès l'âge de 3 mois,
mais que cette préférence résulte de l'exposition à l'environnement facial
prototypique. » [5]
Autant une sélection de l’évolution pour reconnaître
« positivement » des visages qui nous ressemblent pouvait constituer
un avantage « sécuritaire » par le passé (évaluation de la fiabilité
des visages), autant ce câblage devient en partie source de racisme et de guerre
dans le cadre actuel du métissage et du
brassage mondialisé des peuples[6].
Tout ceci alimente le « biais tribal » qui donne de "bonnes raisons" de s'entretuer :
"Depuis des millénaires les Homo sapiens ont tendance à considérer que certains sapiens sont quand même un peu moins sapiens que les autres, et peuvent pour cette raison servir de punching ball. Un instinct à double face, puisqu’il promeut les liens d’entraide et de coopération à l’intérieur des groupes, mais attise les conflits avec les communautés déclarées différentes".*
Comme le montrent nombre d'études, le cerveau humain contient des "catégories", des "câblages" prêts pour enclencher des logiques de bouc émissaire potentiellement destructrices : dérives nationalistes, pulsions identitaires, sectarismes, communautarismes défiant l'universalisme. Le coupable serait donc, pour partie au moins, un biais logé depuis des millénaires dans notre cerveau, biais évidemment inconscient qui nous pousse à privilégier les membres de notre groupe aux dépens des autres*.
"Un Français n’aura pas le droit d’appeler son fils
Mohammed ", déclarait Éric
Zemmour, annonçant
ce qu’il ferait
s’il était élu
président de la République. Il semble n'être compatible qu'avec son reflet dans un miroir pourvu d'un filtre instagram "caucasien".
La science nous apprend que les races n'existent pas et que nos ancêtres communs avaient tous la peau noire il y a à peine 10.000 ans... Deux bonnes raisons d'être racistes ? Et quand bien même il existerait des races différentes, doit-on pour autant discriminer certains individus pour en avantager d'autres ? Idem concernant par exemple des QI différents ! Personne n'a choisi "librement" son ethnie, sa couleur de peau ou son QI.
3) La science nous apprend plus globalement que le cerveau humain est faillible, comporte de nombreux biais cognitifs, nous fait confondre science et pseudo-science (voir sur ce sujet https://youtu.be/gGkJmikwozM) comme le montre plus globalement cette présentation du docteur en biologie Thomas Durand de la chaîne YT "La Tronche en Biais" :
4) Fin du mois contre fin du Monde : le débat concernant ce qu'il convient de faire en termes de priorité est peut-être en partie lié "physiquement" à notre cerveau comme le montre une étude** où il est question de l'hippocampe.
Finalement,"penser contre son cerveau" devrait faire partie de l'appareil critique qu'il faudrait enseigner au plus tôt dans les écoles de la République (sans injonction pour autant à tous devenir des neuroscientifiques).
On en est loin.
Un témoignage de l'agrégé de philosophe Nathan Devers, même si je ne suis pas en plein accord avec sa disqualification des visions du monde, ne serait-ce que parce qu'il en a manifestement une, finalement assez proche de la mienne :
[1] « La
Formation de l’esprit scientifique » - G. Bachelard - p. 282 - https://gastonbachelard.org/wp-content/uploads/2015/07/formation_esprit.pdf et
« Gaston Bachelard ou l’art de penser contre son cerveau » - https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-conversation-scientifique/gaston-bachelard-ou-l-art-de-penser-contre-son-cerveau-8814229
[2] Toutes
les cultures dessinent l'espace d'un « surnaturel au sens large » (magie,
sorcellerie, religion etc.). Les différentes religions et croyances
surnaturelles ont souvent des descriptions et des doctrines contradictoires. Si
le surnaturel était une réalité objective, on pourrait s'attendre à ce que les
expériences et les descriptions concordent davantage. Des affirmations
extraordinaires comme l’existence d’un surnaturel nécessitent des preuves aussi
extraordinaires.... que nous n’avons jamais pu mettre en évidence.
[3] Darwin
lui-même a pendant des années eu des doutes sur ce qu’il découvrait au et à
mesure de ces travaux, tant ses conclusions mettaient drastiquement en cause
les croyances de son temps.
[4] Deux
objets de masses différentes lâchés simultanément dans le vide depuis une même
hauteur atteindront le sol au même moment (Galilée). Or, ce n'est pas ce que la
nature nous présente : quand elles sont lâchées de suffisamment haut, la boule
de pétanque touche le sol avant la boule de billard - « La chute des corps
expliquée par Etienne Klein » - https://www.youtube.com/watch?v=dlDWHIX-c5M
[5] « Nature and nurture in
own-race face processing » - https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/16466424/
[6] Notons
que « les individus ayant plus
d'expérience avec les autres races montrent plus de similitudes dans le
traitement de leur propre visage et de ceux des autres races, tandis que ceux
qui ont moins d'expérience montrent une plus grande disparité et une plus
grande perturbation dans le traitement des visages des autres et des autres
visages de sa propre race. » - https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2569819/
*Cerveau et psycho - Avril 2022
**"The hippocampus dissociates present from past and future goals" - https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC11156658/
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Pour aller plus loin : le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous