La vision matérialiste du monde ne date pas d'hier. Et dans cette vision, la place d'un éventuel libre arbitre pose problème depuis toujours.
Lucrèce (vers 99-55 av. J.-C.), poète et philosophe épicurien, et Marc Aurèle (121-180 ap. J.-C.), empereur romain et philosophe stoïcien, sont deux figures majeures de la pensée antique. Bien que leurs philosophies reposent sur des bases matérialistes, leurs approches diffèrent profondément, notamment en ce qui concerne la conception du monde et de la liberté humaine (libre arbitre compris).
Le stoïcisme, tel que pratiqué par Marc Aurèle, repose sur une vision matérialiste du cosmos. Selon les stoïciens, tout ce qui existe est matériel, y compris l’âme (?) et la raison divine (logos). Dans ses "Pensées pour moi-même", Marc Aurèle insiste sur l’unité du cosmos, régi par une rationalité immanente et une nécessité absolue. Il écrit :
"Tout ce qui arrive arrive justement ; si tu observes avec soin, tu le trouveras ainsi" (Pensées, IV, 10).
Pour Marc Aurèle, le matérialisme stoïcien implique une acceptation totale des événements, car ils sont déterminés par la providence divine. Cette vision exclut toute contingence (possibilité qu’une
chose arrive ou n’arrive pas) : chaque événement s’inscrit dans un ordre cosmique parfait. Le libre arbitre humain résiderait non pas dans la capacité à changer les événements, mais dans l’attitude intérieure face à ceux-ci, à travers la vertu et la maîtrise de soi. Il semble ici que Marc-Aurèle fasse référence au sentiment (attitude intérieure) de volonté libre concernant le bien et le mal (vertu) que l'on pourrait contrôler (maîtrise de soi), ce qui est incohérent avec les déterminations de la providence divine...
De son côté, de Lucrèce expose dans son poème De Rerum Naturala la doctrine épicurienne, également matérialiste. Selon Épicure, relayé par Lucrèce, l’univers est composé d’atomes et de vide, et tout phénomène, y compris l’âme (?), résulte de combinaisons atomiques. Mais contrairement au stoïcisme, l’épicurisme rejette toute idée de providence ou de finalité cosmique. Le matérialisme de Lucrèce est mécaniste : les atomes se meuvent dans le vide selon des lois naturelles, sans intervention divine. Cependant, pour éviter un déterminisme strict qui interdirait la liberté, Lucrèce introduit le concept de clinamen ("déclinaison"), soit une déviation spontanée des atomes qui joue un rôle clé dans sa conception de la liberté humaine et de la contingence.
En résumé,Marc Aurèle et Lucrèce partagent une vision matérialiste : ils rejettent les explications surnaturelles et s’appuient sur une compréhension physique du monde. Cependant, le stoïcisme de Marc Aurèle est téléologique (orienté vers une finalité) et déterministe, avec un cosmos ordonné par le logos alors que l'épicurisme de Lucrèce est anti-téléologique et introduit une part de contingencevia le clinamen. Ce concept de clinamen est un concept central dans l’épicurisme de Lucrèce. Il désigne une légère déviation "spontanée" des atomes dans leur chute verticale à travers le vide. Cette déviation, sans cause déterminée, permettrait d’expliquer deux phénomènes majeurs :
La formation du monde : sans le clinamen, les atomes, tombant parallèlement, ne se rencontreraient jamais pour former des corps complexes.
La liberté (de la volonté) humaine : le clinamen introduit une rupture dans le déterminisme strict, permettant aux êtres humains d’agir librement. Lucrèce écrit :
"C’est cette légère déclinaison des atomes, en un temps et un lieu indéterminés, qui fait que l’esprit n’est pas contraint par une nécessité intérieure" (De Rerum Natura, II, 292-293).
Le clinamen est une innovation philosophique audacieuse, bien que peu détaillée par Lucrèce, qui vise à concilier matérialisme et libre arbitre.
Dans le stoïcisme de Marc Aurèle, il n’existe aucun équivalent du clinamen. Le cosmos est entièrement déterminé par la providence, et toute forme de contingence est exclue. Marc Aurèle ne conçoit pas la liberté comme une capacité à initier des actions indépendantes, mais comme une conformité volontaire à l’ordre cosmique. Il écrit :
« Aime ce qui t’advient et ce qui est filé pour toi par le destin » (Pensées, VII, 57)
Cette vision déterministe s’oppose directement à l’idée épicurienne de clinamen. Pour Marc Aurèle, introduire une déviation spontanée comme le clinamen serait incompatible avec l’harmonie et la rationalité du cosmos. Mais il ne nie pas pour autant la possibilité d'une liberté intérieure :
« Tu as la puissance sur
ton esprit, non sur les événements extérieurs » (Pensées, XII, 22).
Avec ces deux philosophes matérialistes, on a le choix entre la liberté humaine permise grâce au clinamen (Lucrèce) ou l'absence de libre arbitre dans une sorte de fatalisme, de destinée cosmique "nécessaire" (Marc-Aurèle) tempérée par une quête de liberté intérieure et de vertu, ce
qui le distinguerait d’un fatalisme purement passif...
Tout ceci ne clarifie guère la question d'un libre arbitre ontologique !
En particulier, si le clinamen lucrécien est essentiel pour
la formation des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste, encore faut-il, pour accepter cette idée, introduire une force qui viendrait de nulle part si l'on tient compte des lois de la thermodynamique (certes inconnues à l'époque). Soit suivant les cas, la déviation d'un atome, d'un électron, d'un quark top, voire un arrêt de trajectoire comme dans cette image, sans cause, sans force ?
Certains ont tenté de réanimer ce clinamen moribond en convoquant la mécanique quantique comme Penrose et ses "microtubules" (voir Libet et la liberté (de la volonté). Ce à quoi la "neurophilosophe" Patricia Churchland répond :
"La poussière de lutin dans les synapses est à peu près aussi puissante sur le
plan explicatif (du libre arbitre) que la cohérence quantique dans les
microtubules."
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Il nous faudrait un arbitre (libre) des élégances philosophiques ; qui pourrait être l'immense Baruch
Spinoza.
"Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de
posséder et qui consiste en cela que les hommes ont conscience de leur appétits
et ignorent les causes qui les déterminent"… la chaîne des causes est
infinie et ce que je veux résulte toujours de ce que je suis et fus. La volonté
est toujours déterminée par son histoire."
Donc, ni clinamen, ni "puissance
sur notre esprit".
Reste que Spinoza pense que nous pouvons atteindre un
certain niveau (degré) de liberté par une meilleure connaissance de nos
déterminants ; soit un appel à la culture... Mais cette culture est elle-même
déterminée (milieu / temps / désir etc.) si l'on veut rester cohérent dans le
cadre du déterminisme (et indéterminisme quantique) des lois naturelles. On ne peut pas s'affranchir facilement du déterminisme causal, pas plus que de l'indétermination quantique : ce serait revenir au clinamen sans oser le dire.
Cher
Baruch : n'est-ce pas un ultime stratagème pour tenter de sauver un libre
arbitre ontologique ?
En attendant sa réponse, il n'y a plus qu'à se faire son propre avis, déterminé, après avoir pris en compte quelques avis supplémentaires.
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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous
Dès le début du second mandat de Donald Trump, le fondateur
de Meta, Mark Zuckerberg, annonçait qu'il voulait se débarrasser des
fact-checkeurs qu'il rémunérait pour vérifier les informations sur ses réseaux
sociaux Facebook, Instagram et Thread, ceci au nom de la liberté d'expression.
Depuis, le débat n'en finit plus pour savoir si diffuser de fausses
informations est un droit garanti par la liberté d'expression... ou non.
La députée européenne Renew Valérie Hayer a estimé que la
liberté d'expression "n'est pas, et ne sera jamais, la liberté de propager
des fausses informations".
Ce à quoi Louis Sarkozy, essayiste, polémiste et fils de
l'ancien président Nicolas Sarkozy, a répondu que "la liberté d'expression implique précisément le droit de diffuser de fausses informations".
Et en effet, certains philosophes pensent comme lui. Louis
Sarkozy cite notamment John Milton, poète anglais du XVIIe siècle qui voulait
que vérité et erreur se livrent un combat à la loyale. Ou encore John Stuart Mill, penseur anglais du
XIXe siècle qui a une vision maximaliste, quasi absolue, de la liberté
d'expression.
Ce dernier part du principe que tout le monde peut se
tromper, que personne n'est infaillible (pas faux), et que par conséquent
empêcher quelqu'un de dire quelque chose de faux revient à penser que,
soi-même, on ne peut pas se tromper. Le philosophe estime que la confrontation des idées permettra de
faire émerger la vérité. La seule limite qu'il posait à sa vision de la
liberté d'expression était les propos qui incitaient directement à commettre un
"méfait" envers quelqu'un,
soit des dommages "concrets".
Le seul problème est que des propos haineux, racistes,
discriminatoires... préparent des "méfaits" à un moment ou à un autre
pour des cerveaux moins "philosophiques" que celui de John Stuart
Mill.
Soit la vérité qui
sort du puits après quelques centaines / milliers / millions de cadavres ?
Contrairement à ce
que pensait John Stuart Mill, rien ne garantit une victoire de la vérité.
Mais cette conception maximaliste, très influente dans le
monde anglosaxon - à laquelle semble adhérer Mark Zuckerberg et un grand nombre
de ses compatriotes -, ne fait pas consensus parmi tous les philosophes. Les
adeptes de la vision de John Stuart Mill ont commencé à se faire rares après la
Seconde Guerre mondiale et la Shoah.
Ainsi, le philosophe américain du XXe siècle Jérémy Waldron
propose une compréhension plus large de la notion de préjudice. Il estime, par
exemple, que les discours de haine sont
de véritables atteintes à la citoyenneté, et qu'il s'agit là d'une limite à
la liberté d'expression. Certaines fausses informations peuvent entrer dans
cette catégorie. Par exemple, l'antisémitisme qui a conduit à la Shoah a été
alimenté notamment par de nombreuses fausses "informations" visant
les Juifs (Les Protocoles des Sages de Sion...).
Aujourd'hui, des philosophes s'intéressent plutôt au débat
inverse. Pour eux, la question n'est plus de savoir si la liberté d'expression
permet de dire de fausses nouvelles, mais de savoir si la diffusion massive de
fausses informations n'est pas une atteinte à la liberté d'expression, car ces infox se nichent dans nos idées, dans
nos croyances, qu'on le veuille ou non. C'est la théorie de Neil Levy, un
professeur de philosophie australien.
En confrontant ces philosophes, on voit à quel point le
débat philosophique n'est ni terminé, ni tranché, car tout dépend de l'état de
la culture morale et philosophique du pays, du moment. Oui au
"blasphème" (caricatures de "Prophètes") dans le cadre de
la laïcité en France, mais non aux discours de haine (racisme, antisémitisme
etc.).
Ainsi, en France, diffuser
de fausses informations d'une grande ampleur est illégal depuis 140 ans.
L'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que "la publication, la
diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles
fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des
tiers lorsque, faite de mauvaise foi, quand elle aura troublé la paix publique,
ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d'une amende de 45 000
euros". L'amende monte même à 135.000 euros lorsque l'infox risque d'entraver
un effort de guerre.
Il est aussi possible de déposer plainte pour diffamation
lorsqu'une fausse information atteint notre vie privée. C'est ce qu'a fait
Brigitte Macron en déposant plainte pour diffamation contre les personnes qui
ont lancé la fausse information selon laquelle elle sera une femme trans et que
son identité de naissance serait Jean-Michel Trogneux, soit l'identité de son
frère (!).
Cette législation a été renforcée en 2018, avec l'adoption
de la loi anti-fake-news. Elle permet à un juge, dans les trois mois avant une
élection, de faire cesser la diffusion "d'allégations ou imputations
inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à
venir (…) diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et
massive par le biais d'un service de communication au public en ligne".
Dans une décision rendue la même année, le Conseil
constitutionnel a précisé que "ces allégations ne recouvrent ni les
opinions, ni les parodies, ni les inexactitudes partielles ou les simples
exagérations. Elles sont celles dont il est possible de démontrer la fausseté
de manière objective. [...] Seule la diffusion de telles allégations ou
imputations répondant à trois conditions cumulatives peut être mise en cause :
elle doit être artificielle ou automatisée, massive et délibérée".
Finalement, la liberté d'expression est, comme la liberté en
général, un mot valise, à géométrie variable, dont on se sert en fonction de sa
propre idéologie.
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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous
La vision matérialiste / naturaliste qui irrigue ce blog se base sur un déterministe "dur" (strict) qui considère que tous les événements, y compris les actions humaines, sont entièrement déterminés par des causes antérieures (génétiques, sociales, économiques) plutôt que de choix "libres", suivant en cela les lois naturelles immuables. Ce qui implique l'absence de libre arbitre ontologique (métaphysique), car chaque choix ou action est inévitablement le résultat de conditions préalables.
Dans une vision matérialiste / naturaliste comprenant un déterministe "dur" chaotique, la place du mérite et du talent, du salaire, de
la prise en compte des études, de la pénibilité et de la valeur sociale du
travail etc. est profondément influencée par l’idée que les comportements et les
conditions humaines sont le résultat de causes extérieures (génétiques, sociales,
économiques) plutôt que de choix libres. Détaillons.
Mérite (méritocratie) et Talent : ils ne sont pas considérés
comme des qualités librement développées par l’individu, mais comme des
produits de déterminants extérieurs sur lesquels l'individu n’a que peu (ou pas) de
contrôle. Les
efforts et les réussites d’une personne sont vus comme le résultat de facteurs
tels que la génétique, l’environnement familial ou les conditions
socio-économiques. C'est ce que nous dit le philosophe Baruch Spinoza (Éthique) qui soutient que tout ce qui arrive dans l’univers, y compris les actions humaines,
découle d’une nécessité inhérente à la nature (lois qui s'appliquent à tout ce qui existe).
Karl Marx (Le Capital) met en
lumière comment les opportunités et les compétences sont façonnées par les
conditions matérielles et sociales, suggérant que ce qu’on appelle
"mérite" est souvent une illusion masquant des inégalités
structurelles. C'est ce que précise également Samah Karaki, docteure en neurosciences, pour qui le talent est une fiction :
Il y aurait "mérite" à faire... ce que l'on ne peut pas faire ? Si l'on fait, c'est qu'on le pouvait, car on ne peut pas faire autrement que ce que l'on fait sauf à accueillir de nouveaux déterminants (encouragements / rencontres / lectures / études / émotions / expériences variées etc). Voir "Peut-on faire autrement ?").
Salaire : il ne reflète pas
nécessairement le mérite ou le talent individuel, mais plutôt la valeur de la
force de travail dans un système économique donné, souvent marqué par
l’exploitation. Karl Marx (Le Capital)
développe la théorie de la plus-value : le salaire correspond au coût de reproduction
de la force de travail (nourriture, logement, éducation), mais le travailleur
produit une valeur supérieure, dont une partie est appropriée par le
capitaliste sous forme de profit. Le salaire est donc déterminé par les
conditions du marché et non par une reconnaissance équitable de l’effort ou du
talent. Le salaire est un mécanisme
économique plutôt qu’une récompense morale ou individuelle. Si les plus-values étaient "honnêtement" redistribuées, aucune fortune colossale ne pourrait se constituer.
Etudes : le plus souvent perçues comme
un moyen d’ascension sociale ou de développement du mérite, elles sont dans cette
vision matérialiste elles-mêmes déterminées par des facteurs sociaux et matériels. L’accès à
l’éducation et la réussite scolaire dépendent largement des conditions
socio-économiques, familiales et culturelles, ce qui limite leur rôle comme
facteur d’équité ou de reconnaissance individuelle. Pierre Bourdieu (La Reproduction ; La Distinction) montre que le système éducatif reproduit les
inégalités sociales en favorisant ceux qui possèdent déjà un capital culturel
et social. Les études ne sont pas un terrain neutre de mérite, mais un outil de
perpétuation des hiérarchies. Louis Althusser (Idéologie et
appareils idéologiques d’État) décrit l’école comme un "appareil
idéologique d’État" qui sert à maintenir les rapports de production
existants, alignant les compétences des individus sur les besoins du système
capitaliste. Les études, loin d’être un choix
libre ou un gage de talent, sont ainsi un reflet des structures déterministes
de la société. Devoir être le matin à l'hôpital en tant qu'étudiant "externe", l'après-midi en cours de fac de médecine et le soir à son poste de travail pour survivre : une excellente façon de rater ses études avec tout ce que cela entraîne de frustrations par la suite. Même dans ces situations difficiles, réussir n'est pas une affaire de "mérite" mais de facteurs déterminants comme par exemple vouloir faire plaisir à ses parents (déterminants affectifs), avoir la "chance" de mémoriser facilement etc. On peut très bien commencer pour faire plaisir en étant surpris d'y prendre plaisir personnellement par la suite. C'est la fameuse blague de l'étudiant qui a fait médecine pour faire plaisir à sa maman et qui a continué par la psychiatrie ... Car on ne peut pas toujours faire plaisir à sa maman !
Pénibilité du travail : elle est un
aspect central dans une vision matérialiste, car elle est directement liée aux
conditions matérielles de production. Cependant, elle est trop souvent perçue comme une
conséquence inévitable des exigences du système économique plutôt que comme un
critère qui devrait être récompensé et reconnu par la société. Friedrich Engels (La Situation de
la classe laborieuse en Angleterre) documente les conditions de travail
épuisantes et leurs effets délétères sur les ouvriers, soulignant que la
pénibilité est imposée par les impératifs de la production industrielle. Michel Foucault (Surveiller et
punir) analyse comment les institutions, y compris les lieux de travail,
disciplinent les corps pour répondre aux besoins du système, rendant la
pénibilité à la fois omniprésente et normalisée. La pénibilité est donc un effet
structurel, non une variable librement ajustée en fonction du mérite ou de la
justice. Dans certaines professions, la durée de vie est nettement moindre du fait de cette pénibilité et/ou des dangers encourus : ne doit-on pas en tenir compte à la fois dans la rémunération et l'âge de départ à la retraite ?
Valeur sociale du travail : dans une vision matérialiste
déterministe, la valeur sociale du travail – son utilité pour la collectivité –
est souvent en tension avec sa valeur marchande qui domine dans un système
capitaliste. Les contributions sociales d’un travail (enseignement, soins) ne sont pas nécessairement reconnues à leur juste mesure si
elles ne génèrent pas de profit immédiat. Karl Marx (Critique du programme de
Gotha) envisage une société où la distribution serait basée sur le
travail et ses apports sociaux mais constate que, dans le capitalisme, la valeur marchande
l’emporte sur la valeur sociale. Le Prix Nobel d'économieAmartyaSen, bien qu’il ne soit pas strictement matérialiste, propose une réflexion
sur la justice sociale qui pourrait enrichir cette distinction valeur marchande / valeur sociale, en plaidant
pour une reconnaissance des contributions de chacun au-delà de la dimension marchande. En fait, la valeur sociale du travail est éclipsée par les déterminants économiques du marché : on a pu le constater lors de la pandémie COVID avec la promesse de revaloriser les statuts de ceux qui nous ont aidé à survivre et l'espérance d'un monde futur qui changerait... Promesse non tenue.
Prenons un exemple simple concernant la répartition des ressources (salaires / revenus...) : selon une étude chez des enfants de trois/quatre ans, ceux-ci considèrent que ceux qui ont fait le plus d’effort dans la préparation d’un
gâteau ont droit à un plus gros morceau !
Que la répartition du gâteau soit proportionnelle au travail effectué
est une excellente chose. C’est juste et cohérent. Mais dans cette expérience,
tous les enfants sont à égalité de départ. A l'inverse, imaginons que l’un d’entre eux ait
amené la recette du gâteau (donnée par sa mère), et qu’il considère à ce titre qu’il a droit à la moitié du gâteau, sans rien faire d’autre que de sortir de sa
poche la recette, bien culturel s’il en est. Certes, sans recette, pas de gâteau. Mais sans les deux autres "laborieux" qui pâtissent, pas
de gâteau non plus. Avec sa recette, le gamin veut profiter indûment de son
« héritage culturel » parental au détriment de ceux qui ont pâtissé,
et qui en pâtissent effectivement. Il s’agit bien de « méritocratie »
plutôt que le simple mérite qui, au sens d’un effort particulier, est légitime
et nécessite la reconnaissance de la société d’une manière ou l’autre. Mais cette"méritocratie" d'héritage culturel / financier etc.- que l'on associe indûment à une meilleure qualité de libre arbitre - me fait toujours penser à la description de Nietzsche où le baron de Crac se prend lui-même par les cheveux pour se sauver,
ainsi que son cheval, d'une noyade certaine. La méritocratie est un concept tiré par les cheveux...
Amartya Sen[1], spécialiste de l’économie du développement et du
bien-être, propose la parabole suivante à propos du partage d'une flûte : 1) Carla affirme que la
flûte lui revient car c’est elle qui l'a fabriquée ; 2) Anne considère que
la flûte lui appartient car elle est la seule à savoir en jouer ; 3) Bob veut également
la flûte parce qu’il est pauvre et ne possède aucun jouet.
Dans les trois situations, les revendications semblent apparemment légitimes. Selon Sen, cet exemple illustre trois théories dominantes de la
justice - libertarienne (Carla), utilitariste (Anne) et égalitariste (Bob) - et
démontre pour lui la pluralité des conceptions de la justice. Amartya
Sen en déduit qu’il est donc illusoire de vouloir - comme le propose le philosophe libéral égalitariste John Rawls avec son "voile d'ignorance" -
développer une conception unique, universelle garantissant l'unanimité pour la
prise de chaque décision. Mais dans la parabole de Sen, tout se passe comme si chacun trônait sur son île
déserte. Or, sauf rare exception, nous vivons en société. Convenons que l’un
des intérêts de cette micro société regroupant Carla, Anne et Bob est de
pouvoir écouter de la musique, ce qui profiterait à tous, alors que chacun dans
son coin ne peut obtenir ce résultat. C’est un élément essentiel de la parabole
que la formulation de Sen semble oublier.
Reprenons plus en détail les éléments de cette parabole :
1) « Carla affirme
que la flûte lui revient car c’est elle qui l'a fabriquée ». Il
fallait donc que Carla ait en sa possession un morceau de bois. Qui vient
d’où ? D’un bois trouvé dans la nature ? Alors Bob et Anne sont en
théorie autant propriétaire de ce bois - un « bien commun » - que ne l’est
Carla. Dans ce cas, Bob et Anne sont a
minima contributeurs de la fabrication de la flûte. Si à l’inverse, Carla
était propriétaire de ce bois par héritage, ce n’est que par l’effet des bonnes
fées et elle n’en a aucun « mérite ». Si enfin, elle a gagné ce bout
de bois « à la sueur de son front », cela confère à Carla un certain
« mérite » du fait des efforts accomplis... sachant que ceux-ci sont
le produit de déterminants antérieurs. Idem en ce qui concerne le
« savoir-faire » pour sculpter la flûte (héritage culturel ? don
personnel déterminé ?...). En conclusion, Carla a sans conteste une
fonction non négligeable dans la production musicale, à condition de trouver un
accord avec notamment Anne qui est la seule à pouvoir concrétiser le projet.
2) « Anne considère
que la flûte lui appartient car elle est la seule à savoir en jouer » :
savoir jouer de la flûte revient au cas précédent où Carla sait comment
fabriquer l’instrument. Dans les deux cas, il s’agit d’un héritage culturel ou
d’un « talent » des bonnes fées, plus du travail d’où un certain
« mérite » qu’il faut encourager mais ne la rend pas propriétaire
unique de la flûte pour autant.
3) « Bob veut
également la flûte parce qu’il est pauvre et ne possède aucun jouet » :
le pauvre Bob n’a vu que des sorcières penchées sur son berceau, ce qu'il n'a pas choisi "librement", mais souhaite tout de même écouter de la musique, mélomane déterminé qu’il est. En
usant d’une justice équitable, on pourrait imaginer que Carla et Anne se
substituent a posteriori aux
sorcières en partageant leur savoir-faire afin que Bob fabrique un jour une
flûte et puisse éventuellement en jouer dans l’intérêt commun. Sans compter que
cette « position » philosophique empathique permettrait à Carla et
Anne de partager entre elles leur savoir-faire et ainsi constituer, pourquoi
pas, un trio pour jouer Beethoven.
Equité et coopération sont les deux faces d’une même pièce.
Et en pratique ?
« Le travail
est social par nature » comme le précise l’agrégé et docteur en
philosophie Jean-Michel Muglioni :
« Quelle
conséquence tirer de la nature sociale du travail ? Il n’est pas choquant «
qu’en France on travaille un jour sur deux pour l’État », mais il est
choquant que les plus hauts salaires ou les plus hauts revenus contribuent au
bien commun proportionnellement moins que les plus bas, c’est-à-dire qu’une
trop grande part des produits de leur travail ou du capital soit réservée à
leur enrichissement personnel, au détriment de la société. On le voit, le
député choqué par le poids des impôts et des charges a oublié le sens du
travail : il croit que le travail a pour finalité l’enrichissement personnel.»
Faut-il rémunérer le travail 50, 100, 600 fois plus que le salaire
« de base » du fait d’une meilleure « performance »
sociale ou économique éventuelle ? Sachant que les plus grandes inégalités proviennent des différences de patrimoines, ne faut-il pas taxer plus fortement les patrimoines monstrueux accumulés d'une génération sur l'autre sous le prétexte fallacieux de "mérite" ou de "talent" ?
Eric Lombard, qui n’est pas issu de la gauche la plus radicale
mais plutôt un ancien patron de la BNP et Ministre de l'Économie en France (2025), dénonce des salaires trop bas par
rapport aux revenus du capital.
« Je pense que le capitalisme est déréglé et que
la répartition des richesses est trop divergente par rapport à ce qui
revient au capital. Depuis 20 ans, il y a trop de revenus qui sont
reliés au capital et pas assez au travail. Les rendements de plus en plus
élevés exigés par les investisseurs se font au détriment des salariés. »
Soit l'inverse de la belle tendance ultralibérale autocratique actuelle (Trump etc.) qui va dans le mur... et nous avec si l'on ne réagit pas.
On le mérite ???
[1] « L’idée
de Justice » - 2012 - Flammarion
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blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant
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Un articledu neurobiologiste
Charles Capaday (2025) pose une excellente question de fond :
"Les trois idées principales
sur la relation entre le cerveau et l'esprit, le dualisme cartésien,
l'épiphénoménisme et la théorie de l'identité cerveau-esprit, sont examinées de
manière critique. Aucune de ces idées, ni leurs nombreuses variantes, ne repose
sur des mécanismes biologiques ou physiques explicites et la question n'est
donc pas de nature scientifique (...) L'éminent physicien du XIXe siècle, John
Tyndall, a fait valoir en 1868 devant la Section mathématique et physique de la
British Association que, par exemple, si l'on découvrait que l'amour était
associé à une rotation vers la droite d'une molécule donnée et la haine à une
rotation vers la gauche de cette même molécule, alors la question « pourquoi
éprouvons-nous ces sentiments » resterait sans réponse."
"Pourquoi éprouvons-nous des
sentiments". Excellente question !
Il conclut :
"Des progrès très importants
seraient réalisés si jamais des liens de causalité entre conscience et
activités cérébrales étaient découverts. Cela résoudrait le prétendu "problème
difficile de la conscience". Mais nous en sommes très loin. Le problème difficile
demeurera et (...) je le pense
insoluble."
Sur le même fil, le
philosophe David Chalmers parle également du "problème difficile de la conscience"
(Hard problem of consciousness) du fait du contenu subjectif de l'expérience
consciente (expériences phénoménales "subjectives" ou qualia).
Lui et quelques autres affirment
que la conscience constitue un problème "spécial", comportant un
caractère distinct des autres problèmes en science. La conscience ferait
exception, et elle seule, à une thèse naturaliste de la conscience en occupant
"un espace ontologique à part". Globalement, cette position
antimatérialiste postule que l'expérience consciente doit comporter un
aspect immatériel (surnaturel ?). Ce qui est troublant, c'est que Chalmers
présente un trouble (non pathologique) dans lequel deux sens, voire plus, sont
associés : la synesthésie, soit une sorte de confusion des sens, pour être bref.
Serait-ce un déterminant génétique - non choisi librement - formant motif pour
s'intéresser plus spécifiquement à cette question des qualia ?
Vous avez deux heures.
Parfait ! Nous pouvons reprendre la
question du jour et cette quale (singulier de qualia) : "pourquoi" la
section d'un doigt fait-elle subjectivement "mal" ?
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N.B : on connait déjà la réponse au
"comment" : c'est le circuit de la douleur (lésions tissulaires /
récepteurs sensoriels etc. jusqu'au cerveau avec réponse motrice éventuelle qui
d'ailleurs peut rester au niveau médullaire dans le cadre des
"réflexes".
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Reste le "pourquoi" ça
fait "mal" ?
On pourrait déjà remarquer que la question du pourquoi est inadaptée concernant la science pour laquelle nulle "intention" spiritualiste n'est légitime. Passons !
La description fine de l'irruption
de la sensation subjective de douleur est actuellement inconnue du point de vue
scientifique. Les neurosciences modernes peuvent décrire avec précision les
corrélats biologiques des émotions - par exemple, les activations neuronales ou
les réactions chimiques dans le cerveau - mais elles restent muettes sur
l’origine de la sensation consciente elle-même.
Mais prenons le cas où ça ne fait
pas mal... alors qu'objectivement ça le devrait !
Soit un gamin de quatre ans
présentant des anomalies dans le circuit de la douleur (cas réel). Ce gamin a
eu le doigt coupé par accident mais ne "ressent" pas la douleur du
fait de son insensibilité congénitale à la douleur. Le chirurgien lui donne une sucette après l'intervention pour le féliciter de son courage (?). Le gamin se
recoupe le doigt par la suite pour obtenir une nouvelle sucette ! Où l'on voit qu'il ne faut pas donner de sucettes aux enfants.
En fait, l’absence de douleur peut
entraîner des blessures fréquentes, plus ou moins graves, notamment aux
extrémités (doigts, orteils) car les signaux d’alerte normaux sont absents.
On
commence à voir en quoi cette "sensation" de douleur qui fait
"mal", issue de l'évolution
dans la conception matérialiste évolutionniste, est une garantie (imparfaite)
de la survie au même titre que toutes les sensations diverses (vue / odorat / toucher...), et les
émotions (amour / peur / jalousie / haine... et autres passions, joyeuses comme tristes). Toutes ces sensations et qualia - dont la sensation du libre arbitre
- sont au service à des degrés divers de la survie à tout prix (voir L'humain : un
"robot" biologique ?). Un humain génétiquement sourd, aveugle, sans odorat etc. a peu de chance de survie du côté de nos ancêtres. Il ne se reproduira pas.
Finalement, la conception immatérielle de la
conscience et des qualia façon Chalmers est très, très, très loin de fairel’unanimité chez les philosophes, et moins encore chez les scientifiques. J’ai bien peur que ce ne soit
qu’une façon peut-être naïve, voire délibérément spiritualiste, de réintroduire par la
fenêtre la dualité cartésienne corps/esprit.
Ce que le Pr de psychologie et neurosciences MichaelGraziano résume ainsi :
"La croyance en une composante non
matérialiste de l’esprit est un fragment persistant d’un groupe plus large
de croyances psychologiques populaires incorrectes et culturellement
répandues... qui dérivent de modèles sociocognitifs implicites, qui ont
infiltré la science de la conscience en perpétuant des hypothèses erronées."
Chassez le surnaturel, il reviendra
au galop !
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Et pour aller plus loin, le livre "La dernière blessure" centré sur la notion du libre arbitre (illusoire)... en cliquant sur l'image ci-dessous
L’éliminativisme
est une position en philosophie de l’esprit qui rejette l’existence des
états mentaux comme les croyances ou les désirs, les considérant comme des
concepts erronés de la "psychologie populaire".
Cette théorie,
défendue par des philosophes comme Paul et Patricia Churchland, s’appuie sur
les neurosciences pour remplacer ces concepts par des explications
neurobiologiques.
L’éliminativisme, ou matérialisme éliminativiste, soutient que les états
mentaux tels que les croyances, les désirs, les émotions ou les intentions –
concepts centraux de la "psychologie populaire" – n’existent pas
réellement.
La psychologie populaire est le cadre intuitif que nous utilisons
pour expliquer et prédire le comportement humain (ex. : "il est parti
parce qu’il était en colère"). Selon les éliminativistes, ce cadre est une
théorie naïve et erronée, comparable à des concepts scientifiques obsolètes
comme le phlogiston (une substance hypothétique censée expliquer la combustion
au XVIIIe siècle) ou encorel’alchimie qui a été éliminée au profit de meilleures explications. Avec les neuroscience notamment, la boîte à outils scientifique s'est améliorée (ne pas se tromper : c'est celle de droite). Il serait peut-être temps d'en tenir un peu compte.
Les Churchland soutiennent que les états mentaux ne
correspondent pas à des entités réelles, mais à des processus neuronaux
complexes. Par exemple, une croyance comme "je pense que le soleil est
chaud" serait mieux décrite comme un ensemble d’activations dans des
réseaux neuronaux spécifiques, sans référence à une "croyance" comme
entité distincte.
Les Churchland considèrent que
la psychologie populaire est une théorie stagnante qui n’a pas évolué
depuis des siècles et qui échoue à expliquer des phénomènes complexes
comme les troubles mentaux ou les processus inconscients.
Les découvertes en neurosciences, comme la
cartographie des réseaux neuronaux impliqués dans la prise de décision ou
les émotions, suggèrent que nous pouvons expliquer le comportement humain
sans recourir aux concepts de la psychologie populaire. Une étude (Neural substrates of decision-making) montre
que des processus comme la "décision" sont le résultat
d’interactions entre différentes régions cérébrales, sans qu’il soit
nécessaire de postuler des "désirs" ou des
"intentions. Les éliminativistes proposent donc de remplacer
complètement les termes de la psychologie populaire par un langage
neuroscientifique : au lieu de dire "je suis
triste", on parlerait d'une activité accrue dans l’amygdale et une
diminution de la sérotonine !
Plusieurs objections ont
été soulevées : des philosophes comme Daniel
Dennett critiquent
l’éliminativisme pour son rejet des qualia (expériences subjectives, comme
le ressenti de la douleur). Même si les neurosciences peuvent décrire les
processus cérébraux, elles ne capturent pas l’expérience vécue, qui semble
réelle et significative pour les individus. De son coté, le philosophe Jerry Fodor considère que la psychologie populaire, bien qu’imparfaite, est
extrêmement utile pour prédire et comprendre le comportement humain dans
la vie quotidienne. Par exemple, dire "il a agi par jalousie"
est une explication rapide et efficace, même si elle n’est pas
neuroscientifiquement précisée. Enfin, une critique pratique est que nous n’avons pas encore un
langage neuroscientifique suffisamment développé pour remplacer la
psychologie populaire. Éliminer ces concepts dès maintenant pourrait rendre la
communication et la compréhension du comportement humain difficiles.
Finalement, l’éliminativisme est une proposition intéressante dans la mesure où il s’aligne
avec une vision matérialiste :
tout peut être réduit à des processus physiques, comme le sont les "calculs" dans l'IA. Les neurosciences soutiennent que les états mentaux sont
corrélés à des processus cérébraux, comme le montrent des études sur la
décision ou les émotions.
Cependant, les qualia de la psychologie
populaire pour les humains offrent un cadre simple et intuitif pour
interagir socialement.
L’éliminativisme pourrait être une direction future, mais il
semble prématuré tant que les neurosciences n’offrent pas une alternative "pratique".
En tout cas, cette théorie soulève des questions profondes sur la nature de
l’esprit et sur la manière dont nous devrions décrire le comportement humain à
l’avenir.
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